Plaidoyer pour une approche interdisciplinaire

Le philosophe Paul Malartre et l’économiste Elena Lasida débattent de l’intérêt d’aborder la morale en faisant dialoguer leurs deux disciplines. Sur les questions qui concernent les échanges entre les hommes, économie et philosophie se révèlent complémentaires.

Par Elena Lasida et Paul Malartre

Réintroduire la morale à l’école, est-ce nécessaire selon vous ?

Paul Malartre : Il s’agit bien, pour l’Éducation nationale, d’une réintroduction. Quand on relit aujourd’hui les contenus des cours quotidiens de morale à l’époque de Jules Ferry, on est frappé par leur rigueur. L’enseignement de la morale était clairement affiché comme une responsabilité de l’école. À partir de la fin des années soixante, on avait pu ressentir un certain flottement sur le rôle et les missions de l’école. Le mot même de morale pouvait paraître désuet et se trouvait plutôt renvoyé à ce que l’on nomme « la sphère du privé ». Depuis quelques années, l’affaiblissement d’institutions structurantes, certains comportements déroutants de jeunes et la montée de communautarismes ont révélé la nécessité de repères par rapport aux notions de l’autre différent, du bien, du mal, du juste.

Elena Lasida : Il serait intéressant de réintroduire la morale à l’école, non seulement en terme de normes à respecter mais aussi pour comprendre ce qu’est la visée éthique d’un comportement dans le sens défini par Paul Ricœur : « La visée d’une vie bonne, dans des institutions justes, avec et pour les autres. » Voilà un beau programme pour l’école et de belles questions à aborder avec les élèves : qu’est-ce qu’une vie bonne ? Une institution juste ? Qui est « l’autre » ? Si la morale apprend à reconnaître ce qui est bien et ce qui est mal, l’éthique apprend à discerner, dans la complexité de la vie où le bien et le mal sont toujours mélangés, ce qui peut être porteur de vie ou porteur de mort. Or, il n’y a pas de vie sans mort, ni de mort sans vie. Enseigner à découvrir des germes de vie, c’est sans doute la plus belle tâche de tout éducateur.

Comment la dimension morale peut-elle être abordée dans le cadre de l’économie et de la philosophie ?

P. M. : Une discipline comme la philosophie est particulièrement bien placée pour ouvrir l’enseignement lui-même à la dimension morale. Au-delà de son étymologie qui invite à l’apprivoisement de la sagesse, la philosophie est réflexion sur l’homme et sur son environnement culturel, social, psychologique, spirituel et religieux. Or l’éthique traverse tous ces champs. La morale ne se réduit pas alors à un chapitre à part mais oriente, en se fondant sur une certaine anthropologie, le sens de la personne dans sa relation à l’autre et au monde. Aucune question enseignée en philosophie ne peut rester neutre, ou alors cet enseignement deviendrait aseptisé. Toute question qui concerne l’homme et son environnement engage l’expression de valeurs non pas individuelles mais partagées, qui conditionnent un certain art de vivre ensemble. Ces valeurs et cet art de vivre sont une autre façon de nommer la morale.

E. L. : L’économie, quant à elle, est directement liée au projet de vivre ensemble d’une société. On la réduit souvent à la dimension matérielle ou financière de la vie : la production des biens et services nécessaires pour vivre. Or elle est associée à un autre type de bien, indispensable à toute vie humaine : la relation. Toute activité économique suppose une mise en relation particulière entre consommateur et producteur, entre épargnant et investisseur, entre employeur et employé. L’économie devient ainsi un médiateur social, une manière de faire société, un moyen pour tisser des liens. L’approche morale de l’économie ne peut pas se réduire à la dimension déontologique. Elle doit plutôt viser cette dimension sociale, sociétale et relationnelle, inhérente à l’économie. C’est le projet de société sous-jacent à toute activité, à tout modèle ou politique économique, qui devrait être interrogé par l’approche morale.

Peut-on se saisir de cet enseignement de la morale pour créer des ponts entre l’économie et la philosophie ?

P. M. : Si la quête de cet art de vivre traverse toutes les questions abordées en cours de philosophie, cette dernière n’en a pas pour autant le monopole de l’interrogation sur le sens. Il serait curieux et révélateur que des questions comme le travail, les systèmes économiques, la transition énergétique soient traités « moralement » en philosophie et « techniquement » en sciences économiques. Ces sujets transversaux invitent au décloisonnement des disciplines et surtout, au sein d’un lycée, au lien cohérent entre la manière de transmettre des connaissances et la sensibilisation des élèves aux enjeux moraux pour l’homme. Sur ces questions qui concernent les échanges entre les hommes, et les conséquences sociales liées à l’organisation de ces échanges, économie et philosophie sont particulièrement complémentaires.

E. L. : C’est pourquoi il serait bienvenu que les enseignements des différentes disciplines en général, et de philosophie et d’économie en particulier, puissent être croisés. Chaque discipline est porteuse d’une manière particulière de penser la réalité. Croiser leurs logiques de pensée sur des objets communs, c’est la meilleure manière de décloisonner la pensée, de former à l’esprit critique et d’apprendre à se préserver de toute pensée unique. Derrière tout modèle économique, il y a une conception de l’humain, de la vie et de la société. Derrière toute analyse de l’offre, de la demande et du marché, il y a une manière de concevoir les comportements, la rationalité, les relations. La philosophie peut aider à les déceler et à comprendre leur signification, non seulement en terme d’efficacité économique mais également en terme de vie construite avec d’autres.

Quelle serait la valeur ajoutée de ce travail interdisciplinaire ?

P. M. : L’intérêt d’un travail interdisciplinaire, quelles que soient les disciplines scolaires, est de manifester que les savoirs ne sont pas étanches entre eux et qu’il est tout à fait intéressant de discerner ce qui en fonde la complémentarité et l’unité. S’agissant de l’économie et de la philosophie, il faut éviter l’impression qu’en économie on s’occupe des réalités pendant que d’autres proposent une réflexion désincarnée. L’intérêt de ce travail interdisciplinaire est de situer la dimension morale non comme l’apanage de penseurs mais comme une exigence qui croise les enseignements, comme le signe que tout acte d’enseigner est porteur d’un certain sens de l’homme.

E. L. : Le travail interdisciplinaire entre philosophie et économie aiderait à sortir de la séparation entre les sciences dites fondamentales et les sciences dites appliquées, et de la considération que ces dernières sont moins nobles que les premières. Il aiderait à reconnaître que la connaissance n’est jamais ni uniquement théorique, ni uniquement pratique, et que c’est dans l’interrelation entre la pensée et l’action que le savoir se construit. Cette séparation entre la recherche et la formation professionnelle a conduit à un vide épistémologique : celui d’une théorie désincarnée et celui d’une pratique sans épaisseur. L’heure est venue de la réconciliation et de la fécondation réciproque entre le monde des idées et celui de l’action.

De la vertu des TPE


Par Claude Berruer

Les disciplines d’enseignement ont une légitime autonomie qu’il faut respecter. Les cursus scolaires sont construits sur des disciplines spécialisées (mis à part quelques bivalences) et l’organisation des collèges et lycées conduit au fractionnement et à la juxtaposition des divers savoirs. Nous savons pourtant que pour rendre compte de la complexité du réel, et pour rechercher la vérité, les disciplines doivent dialoguer et collaborer. Sciences exactes et sciences humaines sont précieuses pour décrire des pans du réel, expliquer les causes de tant de phénomènes… Mais aucun savoir isolé ne peut faire totalement entrer dans la compréhension du réel, au sens étymologique… Comprendre, « prendre avec soi », partir des savoirs pour mieux appréhender la connaissance de soi, la relation à l’autre et le déchiffrement du monde.

Solliciter les savoirs

Les disciplines ont déjà intérêt à l’interdisciplinarité pour que les savoirs divers épaulent des apprentissages communs. La pluridisciplinarité incite plutôt à s’emparer d’une question commune à partir de disciplines diverses dont les éclairages complémentaires vont s’enrichir. Et ce travail ouvre nécessairement à la transdisciplinarité, au seuil du mystère du monde et de l’homme. Belle aventure intellectuelle et humaine que de solliciter les savoirs pour en mesurer simultanément l’extraordinaire puissance et les inévitables limites…

Sans remettre en cause le fonctionnement traditionnel de l’école française, des champs d’investigation et des dispositifs invitent à la rencontre des disciplines. Citons les itinéraires de découverte en collège, ou les TPE en lycée. Mais il faut aussi mentionner la prise en compte du fait religieux qui concerne toutes les disciplines, et qui permet de relier un « savoir savant » à de grandes questions existentielles. Évoquons aussi l’histoire des arts, qui invite à croiser divers regards. La morale est aussi une belle opportunité, puisque toutes les disciplines – qu’il faut veiller à ne pas instrumentaliser – peuvent y contribuer…Le dialogue entre Paul Malartre et Elena Lassida dit la fécondité d’une telle démarche.

 

morale-ecoleIssu du hors-série du magazine Enseignement catholique actualités de juillet 2014

À retrouver dans le hors-série d’ECA de juillet 2014

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