Marcel Gauchet – Redonner à l’École sa fonction initiatique
Interview de Marcel Gauchet - Paru dans Enseignement Catholique Actualités en mars 2016-Propos recueillis par Virginie Leray
Comment réenchanter l'école dans le monde désenchanté théorisé par Marcel Gauchet ? Le philosophe préconise d'en finir avec la querelle des pro et des anti-pédagogues. Articuler le modèle de transmission classique et les méthodes de l'éducation nouvelle permettrait, selon lui, de réinterroger en profondeur l'acte d'apprendre.
L'un des enjeux éducatifs majeurs est, selon vous, de réinventer les modalités de la transmission. Pourquoi ?
Marcel Gauchet : Nous sommes dans un moment de recomposition d'un nouvel équilibre pédagogique qui doit tirer le bilan du double échec du modèle traditionnel transmissif et de celui de la liberté d'apprendre. Pour caricaturer, le premier ne se préoccupait que de ce qu'il fallait théoriquement savoir, sans se soucier des acquisitions effectives d'élèves trop passifs. Quant au second, qui s'est imposé aujourd'hui, il a mis l'activité du jeune au centre, sans se préoccuper suffisamment des contenus à acquérir. Sans nostalgie aucune, l'enjeu consiste à articuler le transmettre et l'apprendre plutôt que de continuer à les opposer. Pour cela, il convient de clarifier le rôle nouveau de la transmission et d'élucider l'acte d'apprendre.
Quand « l'apprendre » a-t-il supplanté « le transmettre » ?
L'injonction à devenir soi-même traverse les pédagogies nouvelles qui se focalisent sur l'acquisition individuelle, au détriment de la dimension existentielle du savoir, sur laquelle je reviendrai. Les années 70 ont parachevé un mouvement de cassure majeur dans nos sociétés. Il est lié à la montée de l'individualisme et à la sortie de la tradition qui ont profondément modifié notre rapport au passé. Le compromis scolaire qui permettait à l'école de concilier la prise en compte de la figure moderne du sujet de raison et la transmission d'un héritage ancestral garant d'une identité collective s'est dissout.
La redéfinition de la transmission passe par l'élaboration d'une véritable théorie de l'acte d'apprendre...
Un des foyers de difficulté du champ pédagogique actuel me semble être le flou entourant l'acte d'apprendre. Le poids de l'héritage évolutionniste de Darwin sur la réflexion pédagogique nous amène à penser qu'apprendre consiste à reproduire à l'échelle individuelle le parcours par lequel l'humanité a développé ses connaissances, construit ses savoirs.
Or, pour l'enfant, l'entrée dans l'univers de la signification est une expérience radicalement différente, existentielle, sur laquelle on sait assez peu de choses. Il me semble tout à fait urgent de redonner à l'école sa fonction initiatique qui est celle d'accompagner l'entrée dans une culture et des savoirs préexistants à l'élève et qui revêtent donc pour lui un caractère quasiment ésotérique. Apprendre, c'est toujours se transformer, changer, être déplacé.
C'est pourquoi il existe une peur d'apprendre sans doute encore trop sous-estimée mais qu'une relation inspirée de celle du maître à son disciple permet d'apprivoiser.
De quels leviers disposent les éducateurs ?
Les avancées des neurosciences ouvrent une fenêtre tout à fait intéressante sur la boîte noire de l'acte d'apprendre. Les pédagogues ont à s'en saisir pour imaginer leur propre démarche dans l'animation des groupes-classes, l'élaboration de progressions...
Il s'agit aussi, par-delà nos amnésies d'adultes, de reprendre conscience de la difficulté intrinsèque des apprentissages dits élémentaires. Indispensables et premiers, le lire, l'écrire et le compter révèlent déjà le mystérieux pouvoir de l'abstraction, font entrer dans le labyrinthe du sens puis dans le dédale de l'interprétation. La prééminence de l'écrit dans les apprentissages démontre bien qu'ils n'ont rien de naturel mais relèvent du culturel. Ils nécessitent un entraînement forcément fastidieux qu'il revient au pédagogue de rendre excitant.
L'ère numérique impacte aussi fortement le système éducatif...
L'information disponible à la demande semble remettre en question l'utilité de la transmission et de la médiation des savoirs. En réalité, ce besoin de médiation est démultiplié, notamment pour orienter vers des savoirs peu attractifs mais indispensables, aiguiser le discernement et le regard critique... Ce champ de transmission s'explore d'ailleurs dans les salles de classe.
Reste que l'arrivée d'Internet conforte une contestation brutale des apprentissages scolaires jugés archaïques, sommés de s'adapter. Or, l'école se situe dans une autre temporalité, faite de rapport au passé, d'anticipation raisonnée du futur et de lenteur dans l'acquisition des savoirs. Il s'agit, en effet, de transmettre aux jeunes ce qui leur permet de ne pas être dépendants, de se définir aussi par rapport à des principes immuables et non pas, dans une illusion d'autonomie, en fonction d'un environnement fluctuant.
La déscolarisation n'est donc pas pour demain ?
Les critiques radicales adressées à la transmission et à l'institution scolaire permettent de comprendre ce qu'elle a d'irremplaçable. Il nous faudra rétablir le bien-fondé d'une série de distinctions : entre l'école et la vie, entre l'enfant et l'adulte, entre le travail et le divertissement. Nous devrons surtout redécouvrir la spécificité de l'enfance et la nécessité pour grandir d'une relation vraie avec des adultes, menacée par l'omniprésence des écrans.
Pourtant, l'institution scolaire reste très fragilisée...
Malgré les critiques, l'école revêt une importance incontestée, sa vocation et ses missions ne cessent de s'élargir, de l'éducation morale jusqu'au numérique...
Mais la désinstitutionalisation la travaille de l'intérieur. Sa fonction collective est subordonnée aux bénéfices privés que peuvent en retirer les usagers. Ses moyens d'action sont discutés en permanence. Elle s'épuise à poursuivre le contraire de ce qui la constitue comme institution, en se moulant sur les demandes individuelles et les parcours singuliers.
Pour endiguer ce phénomène, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur l'autorité de l'institution éducative. Pas celle des maîtres, mais celle que la société leur délègue. Il s'agit de donner collectivement un mandat clair à l'institution scolaire. Une société d'individus comme la nôtre demande en fait beaucoup plus à chacun pour se réaliser en tant qu'individu. L'école doit accompagner ce travail en dotant les élèves d'outils, de méthodes de travail explicitées, d'une capacité de réflexivité sur eux-mêmes. Et la collectivité doit reconnaître à l'école cette mission.
à quoi pourrait ressembler une école réenchantée ?
L'école réenchantée n'est pas pour demain, tant notre société refuse de regarder les difficultés en face : du problème de l'articulation entre les familles et l'école à celui de la justice sociale en matière scolaire, en passant par les difficultés de l'acte d'apprendre, sans oublier la crise gravissime de recrutement des enseignants. L'école « enchantée » que nos descendants auront peut-être la chance de voir, et que je préférerais appeler tout simplement une école digne de ce nom, serait une école confiée à des professionnels hautement formés à la conscience de ce qu'est véritablement la condition enfantine et de ce qu'est l'immense difficulté d'apprendre. Une école qui, sur cette base, donnerait au plus grand nombre cette sécurité essentielle d'être compris et aidé pour de bon sur le chemin tourmenté vers l'âge adulte et vers la possession de soi, à travers la maîtrise des connaissances indispensables pour s'orienter librement dans la société.
L'école catholique a-t-elle une carte spécifique à jouer ?
S'inscrire dans une tradition comme la tradition chrétienne représente un avantage, en raison du sérieux existentiel que cette tradition apporte dans la considération du destin de chaque personne. Cela qualifie les écoles chrétiennes pour faire un pas de plus en se proposant d'être les laboratoires de l'invention de cette école du futur.