« Chercher la vie »
Claire-Anne Baudin1 enseigne la théologie à l’Institut catholique de Paris, après avoir été institutrice durant quinze ans en maternelle. Attentive à l’accompagnement spirituel qu’elle pratique, elle ouvre des pistes de réenchantement.
Propos recueillis par Sylvie Horguelin
Depuis 1987, vous suivez des personnes dans le cadre d’un accompagnement spirituel inspiré des exercices d’Ignace de Loyola. Cette expérience permet-elle une forme de réenchantement ?
Claire-Anne Baudin : Oui car elle consiste à chercher la vie. Cette posture n’a rien de naïf. Il arrive que les personnes accompagnées soient en souffrance car nous traversons tous des épreuves. Mais la vie trouve son passage partout, comme l’eau.
Est-ce une forme de thérapie ?
C.-A. B. : Non, il s’agit de se demander comment vivre en fidélité à l’Évangile. Or, le fait de croire que la vie de la personne accompagnée est possible malgré les difficultés, la consolide, l’engage et la rejoint. Et voir que cette personne y croit, fortifie l’accompagnateur. Cela peut se vivre dans d’autres situations, comme la relation éducative.
Vous employez souvent le verbe « croire », qu’est-ce que la foi pour vous ?
C.-A. B. : La foi, c’est accorder du crédit à son interlocuteur, croire qu’il donne quelque chose de bon. La foi est toujours semblable à l’amour du Christ pour les hommes. Du point de vue du christianisme, on peut dire que quelqu’un qui aime et espère, est uni au Christ.
Et ceux qui ne connaissent pas le Christ ?
C.-A. B. : Quand l’homme est bon, il réalise l’oeuvre de Dieu et participe à ce titre à la sainteté. La bonté de l’homme dans le monde se joue dans le christianisme mais aussi dans toutes les autres cultures et religions. Elle n’est pas réservée aux baptisés. Des hommes de bonté, il y en a plein le métro ! Et partout où la bonté intervient, se joue l’Évangile. Le théologien allemand Karl Rahner parlait des « chrétiens qui s’ignorent », une expression qui dit discrètement le lien au Christ.
Quel est le profil des personnes que vous accompagnez ?
C.-A. B. : Ce sont des chercheurs de Dieu, des gens profondément vivants. Qu’ils connaissent bien ou peu l’Évangile, ils sentent que là sont les paroles de la vie. Ils sont attirés par le message au centre du christianisme : nous sommes appelés à donner notre vie pour donner la vie. Ce ne sont pas tous des pratiquants engagés. Je pense à certains jeunes qui sont éloignés de l’Église car ils la trouvent peu attrayante.
Y a-t-il un obstacle majeur à l’évolution de l’être ?
C.-A. B. : Pour Ignace de Loyola, cela peut surprendre, l’attrait de la richesse est un opposant de premier ordre, dont la violence est une conséquence. Quand, dans nos préoccupations, l’argent est trop présent, il donne l’illusion qu’il rend tout possible. Pourtant, la croissance se fait dans une réalité finie, que l’on accepte avec ses limites. Et c’est vrai pour tout, même pour les relations : on peut dire oui à un être pour la vie.
Pourquoi l’argent est-il si dangereux ?
C.-A. B. : Parce que trop en avoir donne un pli. Il procure le sentiment de posséder les choses et les personnes, de pouvoir les garder pour soi. Conscients de notre mortalité, nous voulons accaparer le plus possible durant notre vie. C’est notre rapport au monde qui est en jeu : tout ce que le monde renferme nous est-il donné ou est-il à acquérir ? Si cela nous est donné, nous pouvons apprécier les choses qui sont là pour nous. Si le monde est à acquérir, cela va nous demander beaucoup de travail. La possession est un point essentiel sur lequel il nous faut travailler.
Que peut-on opposer à cette quête de l’avoir, tant valorisée dans notre société ?
C.-A. B. : Le choix de la vie libre et unique au monde, comme nous y invite la Bible. Et pour cela, il n’y a aucune condition. On peut être agonisant et choisir la vie car cela consiste à accepter de participer à la bonté de Dieu. Organiser les choses à son profit paraît proche et pourtant, c’est capter la vie. Un jeune peut choisir le métier où il aura le plus de reconnaissance et d’argent et tout ramener à soi. Il peut aussi choisir le métier qui lui permettra de donner ce qu’il porte et de vivre de l’Esprit, même si tout ne sera pas parfait. La question se pose alors en termes de vocation.
Comment aider les jeunes à discerner ?
C.-A. B. : Ce n’est pas APB qui va les conseiller en la matière ! Il faut des adultes en vis-à-vis pour aider les adolescents à formuler le coeur de ce qu’ils peuvent apporter au monde, qui est unique : de l’artisanat, de l’écoute, une capacité à créer des liens fraternels en usine… Quand les prêtres ouvriers ont décidé d’y travailler, ils ont choisi d’apporter la bénédiction de Dieu dans les chaînes de montage.
Comment lutter contre l’attrait de l’argent ?
C.-A. B. : Il faut d’emblée considérer qu’on est face à une qualité d’ennemi particulier. Les jeunes doivent pouvoir échanger avec des personnes d’expérience qui ont acquis une sagesse de la vie. La transmission de nos valeurs se fait en étant des adultes qui ont les pieds sur terre, qui ont de l’humour aussi. Connaître des personnes de qualité, uniques et heureuses, fait résister à l’argent. L’accaparement nous conduit tous au même endroit, au même standard de vie. S’en détacher oblige à quelque chose d’original, la création de soi.
L’appel à la pauvreté du christianisme est mal compris aujourd’hui…
C.-A. B. : Il faut l’entendre dans le sens de sobriété et non de misère. Il définit notre rapport au monde qui consiste à penser que la limite est bonne, qu’elle nous engendre.
Malheureusement, le mot de pauvreté, comme celui d’obéissance, qui consiste à se recevoir d’autrui et à se donner à autrui, ne passe plus aujourd’hui. L’obéissance, ce n’est pas rentrer dans un cadre imposé par l’autre de manière arbitraire mais respecter ce cadre parce que celui qui me parle est bienveillant. Comment trouver le ton pour dire : « obéis » ? Comment le dire de telle sorte que l’enfant comprenne que c’est pour lui, pour son bien, qu’il faut, par exemple, se coucher sans tarder ? S’il ne le comprend pas, la relation s’abîme : le fait de penser que l’autre nous veut du mal, nous empêche de recevoir le bien qu’il nous veut.
Que placer au cœur du Réenchantement de l’École ?
C.-A. B. : La relation bien sûr et donner de la place à l’humour, au rire, au fait d’être bien ensemble. Il nous faut chercher la joie, la créativité et commencer par ne pas éteindre la joie de l’autre. Avec les enfants, nous sommes gâtés car ils ont une gaîté et une inventivité natives. On peut s’appuyer sur cela et ne pas étouffer ce qui permet d’être corporellement, donc intellectuellement et affectivement, vivants à l’instant présent.
Vous nous invitez à rentrer dans la réalité…
C.-A. B. : Françoise Dolto, dans La cause des adolescents, raconte que deux garçons avaient mis des années à construire un avion qu’ils n’ont jamais pu faire voler car il ne passait pas par la porte de la cave qui avait été leur atelier. Ce n’était pas grave, selon elle. L’avion avait fait son travail. Il avait construit les adolescents et contribué à résoudre un conflit psycho-affectif. Je pense souvent à cet apologue. Ce qu’on fabrique, nous fait et nous apporte la paix du corps et du coeur. Il y a un « logocentrisme » qui décourage à l’École. Faire fait penser et délie l’esprit aussi.
Quel est le mouvement intérieur qui permet le réenchantement ?
C.-A. B. : Je dirai la gratitude, l’esprit de gratitude. Même quand je suis accablée, je constate que je suis vivante. L’être est déjà là avec la vie corporelle. Je peux dire que l’Esprit est en moi, tant que le souffle est présent. Rappelons-nous le verset 30 du psaume 104 : « Tu envoies ton souffle : ils sont créés. » Le christianisme sauve les hommes de la noyade : nous confessons que la vie demeure, nous confessons le Vivant. Notre consistance est faite de tout ce qu’on a aimé, c’est ce qui nous constitue actuellement et pour toujours. Les adultes sont, face aux enfants, ceux qui connaissent la durée de l’amour dans leur histoire.
1 Auteur du livre Le soin du monde : accompagner la vie des autres, Lessius, 2014.