Laïcité et Église
La laïcité « à la française » s'est constituée lorsque la République s'installait durablement comme régime politique pour la France. L'État, pour être l'État, luttait contre le pouvoir que l'Église cherchait à garder. Ainsi la loi de séparation des Églises et de l'État, du 9 décembre 1905, a donné lieu, chez les catholiques, à de violentes contestations. Ce moment de l'Histoire ne doit pas néanmoins donner à penser que l'Église catholique s'oppose à la laïcité de l'État. En 1958, le pape Pie XII, disait : « Il y a des gens qui s'agitent en Italie parce qu'ils craignent que le christianisme n'ôte à César ce qui est à César. Comme si rendre à César ce qui lui appartient n'était pas un commandement de Jésus; comme si la légitime, la saine laïcité de l'État n'était pas l'un des principes de la doctrine catholique. [...]» Jean Paul II, dans sa lettre aux Évêques de France en 2005, à l'occasion du centenaire de la loi de 1905, revient sur cette question en évoquant la même référence évangélique : « Le principe de laïcité auquel votre pays est très attaché, s'il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l'Église. Il rappelle la nécessité d'une juste séparation des pouvoirs, qui fait écho à l'invitation du Christ à ses disciples : "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." (Luc, 20,25) Encore faut-il s'entendre sur les termes, préciser ce qu'est, pour l'Église une "légitime et saine laïcité" ».
Le poids de l'histoire.
Si la laïcité est la légitime distinction du pouvoir civil et du pouvoir religieux, il est vrai que l'Histoire a longtemps brouillé les choses. Le pouvoir civil et le pouvoir religieux furent longtemps imbriqués et le pluralisme religieux fut très régulièrement refusé. Les premiers chrétiens ne vivaient pas dans un État chrétien, ce qui, aux premiers siècles, a pu les contraindre à la clandestinité et au martyr. Au moment de la conversion de l'empereur Constantin au christianisme, ils purent sans crainte manifester leur foi dans un empire qui, d'abord, a défendu la liberté religieuse. L'édit de Milan (313) le stipule bien en effet : « Il convient à la tranquillité dont jouit l'empire que la liberté soit complète pour tous nos sujets d'avoir le Dieu qu'ils ont choisi et qu'aucun culte ne soit privé des honneurs qui lui sont dus. » Mais avec l'empereur Théodose (379-395), le christianisme fut proclamé seule religion de l'Empire et les païens furent, à leur tour, persécutés. La liberté religieuse avait été de courte durée.
Après la chute de l'empire romain en Occident, les seules puissances de gouvernement qui survécurent furent le plus souvent les institutions épiscopales et les évêques exercèrent un pouvoir civil. Avec Charlemagne, commencèrent les luttes d'influence entre le pape et l'empereur à l'occasion de ce que le XIXe siècle désigna comme le césaropapisme. C'est dire combien nous sommes loin de la distinction posée dans l'Évangile. La théorie des « deux glaives » souligne comment l'Église catholique a durablement cherché à faire du pouvoir civil l'instrument de son propre pouvoir. Loin de chercher la distinction et la complémentarité, les deux pouvoirs s'affrontaient pour la prééminence de l'un sur l'autre. La monarchie de droit divin instituait le roi, par le sacre à Reims, comme le « lieutenant de Dieu sur terre ». Mais les rois de France cherchaient aussi à s'émanciper de la tutelle du pape. Le gallicanisme, né dès le XIVe siècle, allait connaître son apogée avec Bossuet au XVIIe. Cette volonté de soustraire l'État (certes chrétien) à l'autorité de l'Église universelle est d'ailleurs l'une des racines de la laïcité.
Le pluralisme religieux fut longtemps impossible, notamment en France. La présence des communautés juives, lorsqu'elle était possible, était solidement encadrée. Les guerres de religion du XVIe siècle entre catholiques et protestants restent un traumatisme fort de l'Histoire nationale. L'édit de Nantes, publié par Henri IV en 1598 pour mettre fin aux violences religieuses, est un édit de tolérance. Cela dura moins d'un siècle puisqu'il fut révoqué en 1685 par Louis XIV. Assez largement, en Europe, fut défendu à partir du XVIe siècle le principe « cujus regio ejus religio » (tel prince, tel religion).
Le basculement s'opéra au XIXe qui institua le pluralisme religieux et la séparation des Églises et de l'État. Le concordat signé en 1801 entre le gouvernement français et le pape Pie VII, « reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité des Français ». Le régime concordataire imposait à l'Église catholique de France un contrôle fort de la part de l'État. Cela va s'accompagner de l'acceptation du pluralisme religieux : le protestantisme est reconnu en 1802 et le judaïsme en 1808. La loi de 1905 allait séparer les Églises de l'État. L'État laïque (même si le mot n'est pas prononcé dans la loi) est indépendant de toute religion et garantit, par là-même, la liberté de conscience et la liberté de culte.
Progressivement, l'Église catholique affirma son attachement à la laïcité de l'État. Il ne s'agit pas d'un accommodement à une évolution inéluctable de l'Histoire, mais d'un élément de doctrine comme le rappelle Jean Paul II en 2005 : « Le principe de laïcité auquel votre pays est très attaché, s'il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l'Église. »
Séparation des Églises et de l'État.
Cette question fait l'objet d'amples développements dans la constitution conciliaire, L'Église dans le monde de ce temps (Gaudium et spes) de 1965. Le texte affirme l'autonomie des réalités terrestres : « Si par-là, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leur loi et leurs valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser [...] », (Gaudium et spes, § 36). Plus loin, cette autonomie est soulignée pour ce qui concerne la culture : « L'Église affirme l'autonomie de la culture et particulièrement des sciences », (Gaudium et spes, § 59-3). De là découle la distinction des prérogatives réciproques des Églises et de l'État : « Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Église sont indépendantes l'une de l'autre et autonomes », (Gaudium et spes § 76-3).
La séparation des Églises et de l'État ouvre ainsi à un équilibre qui garantit trois formes de liberté :
• La liberté de l'État, séparé des Églises ;
• La liberté des Églises, indépendantes de l'État pour leur organisation, leur financement et l'enseignement qu'elles professent dès lors qu'il ne nuit pas à l'ordre public ;
• La liberté des citoyens, libres de croire ou de ne pas croire, et de choisir leur religion.
La laïcité de l'État garantit donc la liberté religieuse et le pluralisme.
Présence de l'Église dans la société.
Le contexte polémique dans lequel s'opéra la séparation des Églises et de l'État a pu amener des militants laïques à revendiquer l'exclusion de toute expression religieuse de l'espace public en dehors de l'exercice des cultes. Or l'Église catholique n'a jamais désolidarisé la foi et son enseignement, le culte, des œuvres de charité, pour reprendre le vocabulaire traditionnel. La société n'a jamais pu se passer de la contribution des œuvres de l'Église... Si des lois ont voulu, régulièrement limiter, voire supprimer (par l'exclusion du territoire national) le travail des congrégations enseignantes ou soignantes, la nécessité a tout aussi régulièrement conduit à admettre à nouveau leur concours. Aujourd'hui encore, l'Église continue de répondre à des urgences sociales en France et de concourir à la solidarité internationale par de multiples associations. Et les établissements scolaires catholiques veulent contribuer à l'intérêt général. C'est bien ce que reconnaît l'État qui signe, avec la plupart de ces établissements, un contrat d'association. L'expression de la foi n'est donc pas confinée à la vie privée ou à l'intimité de la personne. Vivre sa foi, pour un chrétien, entraîne à l'engagement dans et pour la cité. La société française reconnaît assez unanimement le bénéfice qu'elle trouve aux actions des fidèles de l'Église dans l'ordre de la fraternité.
La prise de parole de l'Église, des croyants en tant que croyants, sur les questions de société, ses appels au discernement moral, devant des questions graves, en revanche, donnent lieu à plus de difficulté. Les tenants d'une laïcité d'exclusion considèrent que ce mode d'expression n'est pas légitime et attentatoire à la laïcité. C'est assurément sur ce point que les approches de la laïcité peuvent diverger.
Une « saine et légitime laïcité » ne peut contraindre l'Église au mutisme. Mais la nature de sa parole a assurément évolué. Il ne s'agit pas pour l'Église de prescrire ou de légiférer à la place des instances démocratiques prévues à cet effet. Mais elle peut, sur toutes les questions qui interrogent fondamentalement le devenir de l'homme et de la société, interpeller, interroger sur la priorité donnée au bien commun et à la dignité de la personne humaine. La parole de l'Église ne se présente plus comme une parole de pouvoir, mais comme une parole prophétique qui appelle à interpréter le sens et la portée des décisions envisagées, des actions menées. La parole de l'Église veut inviter à la vigilance sur ce que peut engager une évolution souhaitée, sur les chances offertes pour une plus grande humanisation et sur les risques de deshumanisation. « L'Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine », (Gaudium et spes, §76-1). Le pape François est bien dans ce rôle lorsqu'il s'adresse le 25 novembre 2014 au Parlement européen auquel, sans vouloir s'immiscer dans la responsabilité législative des députés, il rappelle le fondement du projet européen : « Au centre de cet ambitieux projet politique il y avait la confiance en l'homme non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l'homme comme personne dotée d'une dignité transcendante ». Un tel propos ne dénie certes pas l'importance de la citoyenneté ni l'urgence pour chacun de trouver sa place dans la vie économique des pays. Il rappelle que le citoyen et l'agent économique sont d'abord des personnes humaines.
Ainsi, « [la communauté politique et l'Église] quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d'autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu'elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération », (Gaudium et spes, 76-3).
La présence de l'Église à la société, la parole de l'Église sont donc bien possibles dans un État laïque, dès lors que « la laïcité, loin d'être un lieu d'affrontement, est véritablement l'espace pour un dialogue constructif, dans l'esprit des valeurs de liberté, de l'égalité et de fraternité », (Jean Paul II, Lettre aux Evêques de France, 2005). Il revient aussi à tout fidèle du Christ de bien situer sa parole, comme nous y invite la Lettre aux catholiques de France (1996, p.28) : « À chacun de nous de prendre ses responsabilités, en cherchant à ne pas réveiller des querelles anciennes, et en faisant un bon usage de la laïcité elle-même. Pour notre part, au titre de notre citoyenneté et de notre foi, nous voulons contribuer au vouloir-vivre de notre société, et y montrer activement que l'Évangile du Christ est au service de la liberté de tous les enfants de Dieu. »
Laïcité, liberté de conscience et liberté religieuse.
En plusieurs périodes de l'Histoire (cf. supra), la liberté de conscience et la liberté religieuse n'ont pas été respectées. Le Concile Vatican II réaffirme l'attachement de l'Église à la liberté de conscience, qu'il repère aussi comme une légitime aspiration contemporaine : « Toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l'homme la possibilité d'agir en vertu de ses propres options et en toute responsabilité ; non pas sous la pression d'une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir », (Déclaration sur la dignité humaine, 1965, §1). La liberté de conscience se traduit notamment dans la liberté religieuse qui « consiste en ce que tous les hommes doivent être exempts de toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu'en matière religieuse, nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d'autres » (ibidem §2).
Mais la liberté demande à être éclairée, ce à quoi participe l'Église par l'enseignement de ses fidèles et par sa participation au débat public, dans les sociétés démocratiques où toute proposition peut être soumise à discussion. L'enseignement social de l'Église, par exemple, aide le chrétien à situer le sens de ses engagements dans la société. Ainsi « l'enseignement social de l'Église n'est pas une ingérence dans le gouvernement des pays. Il établit assurément un devoir moral de cohérence pour les fidèles laïques, intérieur à leur conscience, unique et une. » (Joseph Ratzinger, Note doctrinale sur l'engagement politique des catholiques dans la vie politique, 2002).
La liberté de conscience interdit aussi de confondre le légal et le moral. Des actes autorisés par la loi ne peuvent être normatifs pour la conscience. Et face à certaines dispositions légales, un État démocratique doit permettre l'objection de conscience. La loi commune ne dispense pas la personne de rechercher, en conscience, la vérité « qui doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l'enseignement et de l'éducation, de l'échange et du dialogue grâce auxquels les hommes exposent les uns aux autres la vérité qu'ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s'aider mutuellement dans la quête de la vérité ; la vérité une fois connue, c'est par un assentiment personnel qu'il faut y adhérer fermement », (Déclaration sur la liberté religieuse, §3).
Liberté religieuse et pluralisme.
Un État laïque reconnaît nécessairement le pluralisme religieux. Au-delà de la tolérance qui doit permettre - c'est déjà beaucoup - une coexistence pacifique, le pluralisme religieux doit ouvrir au dialogue pour aider à la découverte et à la connaissance mutuelles et éviter les dérives communautaristes. Pour ce faire, il faut refuser une laïcité d'exclusion du religieux, pour en faire un espace où chacun, dans le respect d'autrui, puisse exprimer son appartenance religieuse. « Dans le cas contraire, on court toujours le risque d'un repliement identitaire et sectaire, et de la montée de l'intolérance, qui ne peuvent qu'entraver la convivialité et la concorde au sein de la Nation. » (Jean Paul II aux Évêques de France, 2005).
Ces échanges nécessaires à la vie démocratique ne peuvent conduire à un relativisme indéterminé, donnant à penser que tout se vaut. Sans nier les divergences qui subsistent, le dialogue permet de repérer les convergences qui fondent une éthique commune et un projet social partagé. C'est bien ainsi que l'Église conciliaire borde le dialogue entre les religions. « L'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu'elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu'elle-même tient et propose cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. [...] Elle exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec les adeptes d'autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétienne, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en eux » (Déclaration sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, 1965, §2)
Ainsi, la « saine et légitime » laïcité souhaitée par l'Église reconnaît pleinement l'autonomie des pouvoirs civils et religieux, la défense de la liberté de conscience et le pluralisme religieux. L'Église demande aussi que la laïcité permette l'expression religieuse dans l'espace social pour que, dans le dialogue et le respect mutuel, s'édifient les valeurs communes indispensables à la concorde nationale et à la paix entre les peuples.