L’éducation, au cœur du monde d’après

Christian Salenson, directeur émérite de l’Institut de sciences et théologie des religions (ISTR) de Marseille, co-dirige avec Dominique Santelli un département de formation sur les religions à l’École.

Il nous invite à poser « le regard du disciple » sur la pandémie en discernant les signes du temps afin d’orienter notre action.

 

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Quel regard posez-vous  sur la crise sanitaire ?

Christian Salenson : La pandémie ne peut être isolée d’autres crises, sécuritaire, économique, sociale, écologique, et sur le fond, d’une crise politique en particulier pour les démocraties. Si la crise sanitaire est spécifique, elle fait système avec l’ensemble dans un moment particulier de l’histoire qui interroge la responsabilité de la modernité et génère des réactions inquiètes ou crispées. Mon point de vue est un peu différent : je veux faire appel à ce que la révélation chrétienne nous donne à voir dans cette situation. Mon regard n’est pas celui du psychologue, de l’épidémiologiste ou de l’homme politique, mais celui du disciple qui s’efforce de discerner les signes des temps afin d’orienter son action.

 

Qu’est-ce qui vous guide dans votre réflexion ?

C.S. : J’ai en tête l’épisode biblique de la tour de Siloé qui s’est effondrée et a tué dix-huit Galiléens (Luc 13, 4-5). Les habitants de Jérusalem se demandent aussitôt qui a péché. La question est celle du lien entre « le mal commis » (le péché) et « le mal subi » (l’accident) ainsi que théorisé par Paul Ricoeur. La réponse de Jésus est d’une clarté sans détour qui aurait dû épargner à la tradition chrétienne beaucoup de dérives : « Pensez-vous qu’ils étaient plus coupables que vous, habitants de Jérusalem ? Non je vous le dis ! » Jésus dénoue le lien de causalité entre la faute et le mal.

 

On pense pourtant que le mal est la conséquence d’une faute…

C.S. : Oui, parce que ce lien est résistant et subtil. Résistant parce qu’il appartient au fond religieux archaïque de l’homme. Qu’un accident de vie survienne et remonte du tréfonds de la conscience l’inexorable : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? » Depuis vingt siècles, l’Évangile, qui n’est pas une morale mais une Bonne nouvelle, s’efforce de libérer l’homme et de l’arracher à ce vieux fond religieux.

 

Cela s’est reproduit  avec la pandémie…

C.S. : Comme on pouvait s’y attendre, quelques musulmans ou chrétiens fondamentalistes, traditionalistes
et/ou issus de courants pentecôtistes, n’ont pas manqué d’invoquer la sanction divine. D’autres, prétendument areligieux, ont tenu le même raisonnement en remplaçant Dieu par la nature personnifiée. Le virus ne serait autre que l’expression de la justice immanente d’une nature vengeresse. On est dans la même structure théologique d’une justice immanente. Quand on a l’explication, il faut le coupable. Quand il n’existe pas, on le trouve quand même ! Nous avons vu défiler les juifs, les Chinois, le gouvernement, le jupitérien président. Dans les Cévennes où j’étais confiné, mon voisin éleveur de chèvres m’a expliqué que c’était une concertation des gouvernements pour combattre la propagation des gilets jaunes dans plusieurs pays du monde. Je suis resté sans voix, ce qui lui a fortement plu.

 

Ne doit-on donc se sentir responsable de rien ?

C.S. : Jésus répond à cette question, toujours dans le passage de la tour de Siloé, en ajoutant : « (…) mais si vous ne changez pas radicalement, vous disparaîtrez tous pareillement. » Si le Christ libère d’une compréhension archaïque du mal qui l’imputerait à quelque vengeance divine ou de la nature divinisée, il ne nous invite pas pour autant à la résignation passive. Bien au contraire. Jésus nous encourage à passer d’une recherche de la cause à la lecture du signe.

 

Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?

C.S. : Jésus invite les disciples à discerner les signes et à y donner du sens, tout particulièrement en situation de crise. En effet, suivant en cela l’étymologie (en grec crisis), une crise est une mise en jugement. Le jugement est entendu dans le sens de discernement et non au sens juridique d’une condamnation. La crise exacerbe la réalité. Elle a un effet grossissant qui permet de voir ce qui est beau et résiste à la tempête. Mais aussi ce qui dysfonctionne en soi, dans les autres et d’entrevoir une autre manière d’être au monde. Elle révèle les failles de la réalité vécue à l’aune d’une autre vie possible qui nous rapprocherait de la « vie en abondance » promise par Jésus. Elle prépare à vivre autrement sa vie, sa responsabilité ou une nouvelle responsabilité.

 

La crise conduirait au changement après le temps du discernement ?

C.S. : Oui, et elle accélère les processus de transformation. Il ne suffit pas de lire les signes, encore faut-il accepter le renouvellement de sa pensée et de sa manière d’être au monde. Celui qui attend que la situation redevienne « comme avant » prépare le lit de crises à venir. Elles n’en seront que plus violentes. Il en va de même pour celui qui n’engage que des changements périphériques. Comme le dit le pape François dans Fratelli Tutti (n° 7) : « (…) si quelqu’un croit qu’il ne s’agirait que d’assurer un meilleur fonctionnement de ce que nous faisions auparavant, ou que le seul message est que nous devrions améliorer les systèmes et les règles actuelles, il est dans le déni. » Une crise qui n’est pas assumée, se prolonge, ou se répète, ou appelle des crises plus graves encore.

 

Comment l’École peut-elle participer à ce renouvellement ?

C.S. : L’éducation occupe une place centrale dans l’avènement d’un monde nouveau. Nous avons à notre disposition un patrimoine éducatif hors du commun, multiséculaire, fondé sur une anthropologie d’une immense richesse. L’espérance nous donne la force d’y croire et d’inventer. Mais attention, sous la menace du quotidien et de la mondanité, nous risquons de laisser passer le moment favorable. Les paroles du pape, les textes édictés par la Congrégation pour l’éducation catholique sont d’une force et d’une vision dont nous ne mesurons pas toujours ou mal la portée. Quand on a l’audace de convoquer tous les acteurs qui le veulent, de tous horizons, à repenser le Pacte éducatif pour le monde qui vient, pourquoi ne pas relever le défi ? Oui, elle est juste, cette parole de l’Écriture : « Quand vous verrez tout cela, ces épidémies et ces guerres, redressez-vous et relevez la tête ! » (Luc 21, 28).

 

Quelle doit être notre boussole ?

C.S. : La boussole pour nous guider dans ces temps difficiles, surtout en ayant en charge l’éducation des générations futures, reste plus que jamais l’anthropologie de la révélation chrétienne : la personne humaine et le bien commun. Et comme paradigme pédagogique : éduquer à la relation et au dialogue. L’enseignement catholique en vit déjà mais chacun sait d’expérience que les risques de contamination sont forts et que nous devons constamment réactualiser notre projet. J’ai appris par l’expérience territoriale que la formation à l’enseignement des faits religieux, à l’anthropologie et à la théologie, proposée aux diverses catégories de personnel, y compris de vie scolaire, constitue un formidable levier pour renouveler et dynamiser aussi bien les personnes que les établissements.

 

Comment l’enseignement catholique a-t-il traversé la crise jusqu’à présent ?

C.S. : On dit des enseignants qu’ils sont allergiques aux changements mais moi, j’ai vu une grande capacité à réinventer leur métier pour assurer la continuité pédagogique. J’ai vu des parents approcher autrement les professeurs et je me suis dit qu’il y avait là des germes pour le nouveau Pacte éducatif. J’ai vu des établissements ouverts pour accueillir le personnel soignant grâce à la forte mobilisation des chefs d’établissement. J’ai entendu dire que l’homme d’entretien était essentiel… Je n’ai pas eu honte de l’enseignement catholique et je me suis dit que cela aurait mérité quelques applaudissements aux chefs d’établissement, aux enseignants, à la vie scolaire, au personnel d’entretien et aux directeurs diocésains !

 

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