Pierre Rabhi – « Faire sa part » nous remet dans la dynamique de la vie

 

INTERVIEW DE PIERRE RABHI - Parue dans ECA  de Janvier 2016 - Propos recueillis par Aurélie Sobocinski

Paysan et essayiste, Pierre Rabhi est un pionnier de l’agriculture biologique. Face à un modèle de société qui prône la combustion énergétique, la performance et l’accélération du temps, il appelle à un retour au plus près de la terre et de l’humain.

 

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Dans nombre de vos ouvrages, vous parlez de la nécessité de « repoétiser » notre modèle de société, un terme proche du « réenchantement » souhaité par l’enseignement catholique pour l’École...

Pierre Rabhi : Aujourd’hui, peu importe l’humain, son destin collectif, pourvu que la croissance, la prédation, la surproduction augmentent... L'obsession pour le pratique, l'efficace, le rentable a tout envahi. Comme si la nature, la beauté, le mystère n'entraient pas en ligne de compte. La société est construite sur une rationalité froide qui relègue et évacue tout ce qui pourrait nous apporter une nourriture intérieure, à même de nous permettre effectivement de nous enchanter. Tout cela engendre beaucoup de souffrance.

Même l’École est touchée : la compétition prime dès le départ dans la préparation de l’enfant à la vie. Il faut être le meilleur, le plus fort... Cela crée très tôt chez l’enfant une angoisse, une peur de l’échec, une obligation de réussite au détriment des autres... Pourquoi des valeurs comme la coopération, la complémentarité, la beauté, la bonté ne sont-elles pas davantage introduites dans les programmes.

 

Quels combats vous semblent prioritaires aujourd’hui pour réenchanter le monde ?

L’enjeu principal, à mes yeux, est de remettre l’humain et la nature au cœur et d’organiser la marche du monde à partir de là. À l’École, l’écologie, ce à quoi nous devons la vie, devrait être le socle à partir duquel tout est enseigné. Notre société est régie par une logique meurtrière qui est à remettre radicalement en question. La contreproposition magnifique que nous pouvons faire, devant cette boulimie matérialiste qui n’amène rien d’autre que des petits plaisirs éphémères, c’est d’aller vers une société libératrice où l’être humain n’est pas aliéné par l’avoir, où il peut cultiver le champ des possibles sans assécher sa terre nourricière et produire du bonheur intérieur brut, du vrai, non indexé sur l’argent mais tourné vers l’être.

 

Concrètement, vous invitez à construire un nouveau paradigme fondé sur une « sobriété heureuse »...

Trop de gens ignorent encore dangereusement que notre planète ne constitue pas un gisement de ressources illimitées. Il y a nécessité d’un réajustement de l’humanité à cette réalité. Ce changement ne signifie pas revenir en arrière mais au contraire aller de l’avant : vivre mieux et non moins bien, de manière plus sobre, plus durable, plus respectueuse, plus heureuse aussi, c’est une forme de libération. Le chemin commence déjà par soi-même. Pour ce qui me concerne, cette question n’est pas seulement théorique puisque nous avons décidé avec mon épouse un retour à la terre en 1961. Dans l’agroécologie que nous utilisons comme moyen d’agir, la question de la modération comme fondement social est complètement intégrée dans le projet.

 

L’encyclique du pape François, Laudato si’, vous semble-t-elle aller dans ce sens ?

Bien sûr et j’en suis très heureux mais, permettez-moi de le dire, il était temps ! Je n’ai jamais compris pourquoi les grandes religions monothéistes ne se sont pas saisies de ce levier formidable qu’est l’œuvre divine de la création pour lutter contre la profanation du caractère sacré de la vie et figurer ainsi parmi les premiers écologistes.

 

Chacun peut aujourd’hui agir, selon vous...

En effet. C’est la raison pour laquelle j’ai lancé, en 2007, l’association Colibris qui soutient des citoyens engagés dans une démarche de transition individuelle et collective. Vous connaissez la légende : un feu ardent brûle la forêt et tous les animaux sont découragés. Par contre, le colibri continue à aller chercher quelques petites gouttes d’eau pour les déverser sur le brasier. Le tatou, qui l’observe depuis un bon moment, trouve son action dérisoire et le colibri lui répond : « Je le sais, mais je fais ma part ». Cette notion de « faire sa part », c’est quelque chose qui nous remet dans la dynamique de la vie.

 

Comment cet engagement individuel peut-il se transformer en une dynamique de transformation collective ?

Je vois de plus en plus de signes d’espoir dans le bouillonnement actuel de la société civile et la diffusion notamment des Colibris, comme au Hameau des Buis, chez ma fille Sophie, qui compte aujourd’hui une école et un collège, formant de petites entités sociales où se rassemblent, s’organisent et agissent ensemble tous ceux qu’on nomme les “bricoleurs” de la périphérie. C’est un laboratoire où s’expérimentent toutes sortes de “possibles” pour demain. Ici, les gens disent : je veux éduquer autrement, construire ma maison autrement, utiliser l'énergie autrement, me nourrir autrement... C’est un territoire fertile en innovations qui contribuent à retrouver de la cohérence, à recréer un autre rapport esthétique et éthique au monde.

 

Cet élan partagé ne peut-il se réaliser qu’en dehors des sphères politique et institutionnelle ?

Aujourd’hui, il faut compter sur l’initiative individuelle et sur les directives et les options politiques. Les deux sont nécessaires, sinon l’évolution ne peut se faire au rythme qu’impose l’urgence.

 

Quelle peut être la part de l’École ?

 Le problème, encore une fois, ne réside pas dans notre capacité à trouver des solutions, mais à vouloir y croire et à oser les appliquer plutôt que de rester prisonniers d’un engrenage mortifère. Cette ambition passe avant tout par l’éducation.

 

Quels conseils donneriez-vous aux éducateurs pour que les élèves effectuent cette prise de conscience ?

Je ressens les écrans comme une menace énorme. Ils plongent les enfants dans le virtuel alors que leur accomplissement, comme celui de toute personne, se situe dans le sensible, l’habileté physique, manuelle, intellectuelle, leur rapport à la nature, à ceux qui les entourent.
L’École doit éduquer par les sens, pour révéler l’enfant à lui-même tout en lui faisant découvrir les richesses, l’énergie et la beauté que le monde offre. Elle doit aussi pouvoir repenser son rapport au temps, dans une société tellement frénétique, si happée par la suractivité qu’elle invente des instruments pour tenir le rythme plutôt que de le remettre en question. Il lui faut, enfin et surtout, abolir le « chacun pour soi » pour exalter la puissance de la solidarité et préparer une société apaisée. Car demain ne pourra pas être sans la coalition des forces positives et constructives dont chacun de nous est le dépositaire.

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