Politique et éducation chez Rousseau
Lecture croisée du Contrat social et de l’Emile.
Communication prononcée dans le cadre des états généraux de la recherche au sein des ISFEC – Montpellier les 15 et 16 juin 2017. Travail de recherche en direction conjointe Institut Catholique de Paris, Faculté de philosophie et Université de Poitiers.
Le rassemblement d’aujourd’hui vise à réfléchir à l’activité de recherche au sein des ISFEC. Le premier paradoxe qu’il m’a fallu affronter est celui des raisons d’entamer une recherche. Il me semble, en effet, que tout commence par un questionnement personnel, par un désir de trouver quelques raisons qui viendraient justifier une conviction forte que nous pouvons porter en nous et dont nous nous demandons si elle vaut la peine que nous nous accrochions à elle, que nous engagions donc, en son nom, un débat sur nos conceptions de la formation.
Si toute recherche est avant tout une recherche personnelle, elle est aussi effectuée au nom du bien commun, de l’intérêt de tous. Sans doute est-ce prétentieux. Pour autant la recherche rend humble tant le chemin qu’elle fait parcourir permet de prendre conscience de la difficulté de réussir à produire si ce n’est une nouvelle connaissance sur l’objet de sa recherche, tout au moins de comprendre les procédés d’élaboration - de fabrication - d’une autre pensée que la notre en cherchant à en proposer une lecture objective et, si possible, originale.
Pour ce qui me concerne tout commence finalement par une question très rousseauiste : à quoi cela sert-il d’apprendre ? Dans un certain nombre de discours sur l’école, d’éminents experts ont pu expliquer en leur temps la crise de l’école par la panne de l’ascenseur social. Apprendre pour se retrouver au chômage perdrait beaucoup de sa saveur. S’il est indéniable qu’il est possible de donner du sens à un parcours scolaire au travers d’un projet professionnel, cela n’épuise en rien la raison d’être profonde de tout apprentissage. La question que nous pouvons nous poser est alors : est-ce que la finalisation d’un apprentissage, par le pouvoir social que la réussite scolaire peut apporter, ne risque-t-elle pas d’en dénaturer le sens profond ?
Là où la majeure partie des réformes du système scolaire est suspendue à l’aune des réussites en français et en mathématiques ou aux taux de bacheliers sur une même génération, il m’a semblé qu’apprendre avait d’autres vertus : non seulement développer une intelligence du monde mais conduire à des prises de décisions responsables quant au monde dans lequel nous voulons vivre. Apprendre peut donc humaniser l’homme d’un côté et, de l’autre, lui permettre d’exercer son rôle de citoyen en pleine conscience des responsabilités qui lui sont conférés de ce fait. Quel est alors le point commun entre ces deux orientations : c’est la question fondamentale de mon rapport à autrui et donc de ma responsabilité vis-à-vis de lui.
Dans ce cadre pourquoi donc s’intéresser à Rousseau (1712 - 1778) en dehors du fait qu’il est un intellectuel majeur du XVIIIème siècle et que Kant (1724 – 1804) et Hegel (1770 – 1831), pour n’en citer que deux, faisaient de lui l’un de leurs interlocuteurs principaux ?
Pour plusieurs raisons :
A y regarder de plus près il est souvent présenté comme le père des pédagogies nouvelles. Des praticiens comme Pestalozzi (Penseur Suisse : 1746 / 1827), Frobel (Penseur Allemand : 1782 / 1852), Makarenko (Penseur Russe : 1888 / 1939), Dewey (Penseur Américain : 1859 / 1952), Freinet (Penseur Français : 1896 / 1966) font de l’Emile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau une source inépuisable d’inspiration. De même l’AIRAP (Association Internationale pour la Recherche et l’Animation Pédagogique), qui s’inscrit dans la longue tradition de l’enseignement personnalisé et communautaire inaugurée par le Père Faure, indique qu’elle prend ses sources et son inspiration auprès de Platon, Montaigne et Rousseau. Inversement, si Hannah Arendt, politologue et philosophe allemande, naturalisée américaine (1906 / 1975) reconnait la filiation entre l’œuvre de Rousseau et l’éducation nouvelle, c’est davantage pour en faire la critique. Celle-ci est très intéressante car elle porte très précisément sur le point d’équilibre de la pensée de Rousseau : le lien qu’il établit entre le domaine de l’éducation et le domaine du politique : « C’est à partir de là que s’est développé un idéal d’éducation teinté de rousseauisme et de fait directement influencé par Rousseau, chez qui l’éducation devint un moyen politique et la politique elle-même une forme d’éducation ».
Que reproche-t-elle à l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau et donc aux représentants de l’éducation nouvelle ? Aussi surprenant que cela puisse paraitre Hannah Arendt voit dans les modalités d’apprentissage prônées par les pédagogues un renoncement à la transmission d’un savoir comme si « apprendre à apprendre » revenait à ne rien apprendre du tout. Qui plus est ce changement de paradigme dans la conception de l’acte d’apprentissage affaiblirait l’autorité du maître qui perdrait, en quelque sorte, sa crédibilité. En effet, pour Hannah Arendt fait autorité celui qui est l’héritier d’un savoir dont il a la responsabilité de la transmission. Par suite elle considère que toute pédagogie qui s’appuie sur la liberté de l’enfant le maintient dans l’illusion de sa toute puissance infantile ; ce qui ferait le lit du totalitarisme. Ne pouvant pas critiquer explicitement la valorisation politique de l’égalité et revendiquer, par là-même une organisation sociale hiérarchique, Hannah Arendt défend donc une séparation nette entre le domaine éducatif et le domaine politique. Puisque les principes d’égalité et de liberté appliqués au domaine éducatif conduisent à une crise de la culture et par conséquent à une crise du politique, il parait judicieux de limiter leur application au seul domaine politique : « […] Ainsi en Amérique, ce qui rend la crise d’éducation si aiguë, c’est le caractère politique de ce pays, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c’est-à-dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeur et élèves. […] Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. […] La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l’enseignement. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. […] Mais c’est une théorie moderne sur la façon d’apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette troisième idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un « savoir mort », comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert ».
Nous sommes ainsi confrontés à deux orientations contraires : soit penser séparément l’éducation et le politique, soit penser leur relation et, dans le cadre de la philosophie de Rousseau, leur unité car tel est son projet. Dans le premier cas, l’éducation vise avant tout la formation d’un esprit éclairé qui, une fois formé, serait à même d’être un acteur d’une démocratie républicaine. Pour autant, il est difficile d’imaginer qu’un élève, qu’une personne en formation qui n’aurait pas expérimenté ce qu’est la liberté ou l’égalité puisse en devenir un fervent et loyal serviteur. Il est probable qu’il reproduise le système inégalitaire qui l’aura formé et fasse de l’accès au savoir une forme élitiste de l’accès au pouvoir politique ; ce que dénonce justement Rousseau qui nous propose, de son côté, de penser ensemble l’éducatif et le politique, d’articuler, par conséquent, la morale et le politique.
L’un et l’autre, l’éducatif et le politique, en effet, déterminent et fondent, de fait, mon rapport à autrui. A moins de vivre seul sur une île déserte sans même la présence d’un Vendredi, nous sommes tous en relation les uns avec les autres, relations construites en fonction du regard que nous portons sur autrui et relations qu’organise notre système politique de référence, notre contrat social. Dans ce cadre la relecture de l’œuvre de Rousseau parait essentielle car il vise à définir ce qui peut être source d’unité en nous et d’unité entre nous dans notre relation aux autres, unité qui est, à ses yeux, la condition essentielle de notre bonheur. Toute son œuvre et plus particulièrement l’Emile ou de l’éducation et Le contrat social, objets plus spécifiques de notre recherche, aborde la question de ma responsabilité vis-à-vis d’autrui, la seule question, peut-être, qui vaille qu’un auteur lui consacre toute son œuvre : « Le Seigneur dit à Caïn : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le. » Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. Le seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » - Je ne sais répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? ».
Pour ne prendre qu’un exemple de la façon dont Rousseau aborde cette question de philosophie politique aux échos très contemporains en la rattachant à des questions éducatives, je m’intéresserai essentiellement à quelques passages de son ouvrage Emile ou de l’Education.
Tout débute par une affirmation étonnante que nous trouvons dès les toutes premières pages de l’Emile ou de l’éducation : « C’est donc à ces trois dispositions primitives qu’il faudrait tout rapporter, et cela se pourrait si nos trois éducations n’étaient que différentes ; mais que faire quand elles sont opposées ? quand au lieu d’élever un homme pour lui-même on veut l’élever pour les autres ? Alors le concert est impossible. Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen ; car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». Une première lecture un peu rapide laisserait à penser que Rousseau nous place face à un dilemme : nous devrions choisir entre éduquer un enfant pour qu’il devienne un être humain capable de se comporter comme tel ou former un citoyen capable de prendre en charge le devenir de la cité. Cette lecture a souvent été proposée conduisant à conclure que Rousseau aurait échoué à penser un pacte social, un contrat social qui préserve la liberté humaine et la justesse des rapports sociaux au point qu’il se serait résolu à imaginer l’éducation d’un homme idéal seulement capable d’incarner ses principes moraux au travers de sa seule vie privée, tout au plus en instaurant une forme de vie communautaire réduite à la dimension d’une seigneurie ou d’un domaine comme Voltaire transformant les terres et dépendances agricoles jouxtant son château de Ferney (Département de l’Ain) en appliquant ses principes philosophiques.
Nous pourrions poursuivre l’opposition entre ces deux types de finalités éducatives car Rousseau n’hésite pas à maximiser sa présentation paradoxale des relations entre l’éducation et le politique : « Pour être quelque chose, pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle ; il faut être toujours décidé sur le parti qu’on doit prendre, le prendre hautement et le suivre toujours. J’attends qu’on me montre ce prodige pour savoir s’il est homme ou citoyen, ou comment il s’y prend pour être à la fois l’un et l’autre. De ces objets nécessairement opposés, viennent deux formes d’institutions contraires ; l’une publique et commune, l’autre particulière et domestique ».
Prêtant à Rousseau une forme de naïveté… il est facile de conclure que sa philosophie conduirait à une impasse ou à une aporie : pour préserver la liberté de l’individu Rousseau opposerait sa formation à celle du citoyen, la première se faisant contre les Institutions nécessairement perverties. Il nous faudrait donc choisir : ou nous formons des êtres libres les libérant du joug d’une société inégalitaire et corrompue, ou nous les conformons à un modèle social, hiérarchisé parfaitement injuste mais qui garantit un minimum de sécurité à chacun… tant qu’il reste à sa place.
Sauf que Rousseau est tout sauf un naïf. Tout d’abord il est nécessaire d’admettre qu’il cherche le chemin qui rendra chaque homme heureux ; notre postulat où prend racine notre recherche. Dans son premier Discours sur les sciences et les arts, dès les premières lignes de la Préface, il écrit : « Voici une des grandes et des plus belles questions qui ait jamais été agitées. Il ne s’agit point dans ce Discours de ces subtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la Littérature, et dont les Programmes d’Académie ne sont pas toujours exempts ; mais il s’agit d’une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain ». Dans son second Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans la rédaction de sa dédicace à la République de Genève, il note que la gouvernance de celle-ci, toute empreinte de sagesse a concouru « au maintien de l’ordre public et au bonheur des particuliers ». Qu’est-ce donc qui est la condition du bonheur humain pour Rousseau ? Comme nous l’avons dit plus haut c’est l’unité : l’unité en nous-mêmes et l’unité avec les autres.
Par conséquent penser séparément la dimension éducative et la dimension politique n’appartient pas à la pensée de Rousseau car cette séparation conduirait inévitablement à la formation d’un homme coupé en deux, schizophrène. D’ailleurs vers la fin de son livre, où Rousseau raconte qu’Emile est amoureux de Sophie, son précepteur l’invite à partir voyager pour la raison suivante : « Parlons de vous. En aspirant à l’état d’époux et de père, en avez-vous bien médité les devoirs ? En devenant chef de famille, vous allez devenir membre de l’Etat. Et qu’est-ce qu’être membre de l’Etat ? Le savez-vous ? Vous avez étudié vos devoirs d’homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-vous ? Savez-vous ce que c’est que gouvernement, lois, patrie ? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez mourir ? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place dans l’ordre civil, apprenez à le connaitre et a savoir quel rang vous y convient ». Déjà dès le livre troisième de l’Emile Rousseau relie dans une même assertion l’éducatif et le politique : « L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien à mettre dans la société que lui-même ; tous ses autres biens y sont malgré lui ; et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi ». Nous pourrions multiplier les références à l’envie et nous poserions le même constat : Toute la finalité de l’Emile ou de l’éducation repose sur la volonté de Rousseau de penser en même temps la nécessité de faire un homme et la nécessité de faire un citoyen. Il n’est pas pensable dans son esprit de faire un homme uniquement pour lui-même mais de le faire aussi pour le bien de la société dans laquelle il vit. S’accorder avec soi-même n’est possible qu’à la condition de s’accorder avec les autres.
Dans les dernières lignes de la préface que Rousseau rédige en introduction à son œuvre éducative il annonce très clairement son intention : « Il me suffit que partout où naitront des hommes, on puisse en faire ce que je propose ; et qu’ayant fait d’eux ce que je propose, on ait fait ce qu’il y a de meilleur et pour eux-mêmes et pour autrui. Si je ne remplis pas cet engagement, j’ai tort sans doute ; mais si je le remplis, on aurait tort aussi d’exiger de moi davantage ; car je ne promets que cela ». L’articulation du rapport à soi et du rapport à autrui, de l’éducation d’un homme pour lui-même et de l’éducation d’un homme pour les autres, de son humanisation et de sa responsabilisation en tant que citoyen est sans aucune ambiguïté possible, le cœur du projet d’écriture de l’Emile ou de l’éducation et par là-même Du contrat social.
Revenons donc à notre première citation de Jean-Jacques Rousseau : « C’est donc à ces trois dispositions primitives qu’il faudrait tout rapporter, et cela se pourrait si nos trois éducations n’étaient que différentes ; mais que faire quand elles sont opposées ? Quand au lieu d’élever un homme pour lui-même on veut l’élever pour les autres ? Alors le concert est impossible. Forcé de combattre la nature ou les institutions sociales, il faut opter entre faire un homme ou un citoyen ; car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». Il pose ici le problème central qu’il résout ensuite au travers de son récit fictionnel. Si nous devions opter pour faire un homme ou pour faire un citoyen c’est que notre conception de l’éducation n’est pas unifiée, n’est pas cohérente : « De ces contradictions naît celle que nous éprouvons sans cesse en nous-mêmes. Entraînés par la nature et par les hommes dans des routes contraires, forcés de nous partager entre ces diverses impulsions, nous en suivons une composée qui ne nous mène ni à l’un ni à l’autre but. Ainsi combattus et flottants durant tout le cours de notre vie, nous la terminons sans avoir pu nous accorder avec nous, et sans avoir été bons ni pour nous ni pour les autres ».
N’imaginons pas trouver dans le traité d’éducation de Rousseau un quelconque programme d’éducation à la citoyenneté qui aurait valeur en lui-même et qui se réduirait à justifier les contraintes juridiques auxquelles chacun devrait se soumettre. A aucun moment dans l’Emile nous ne rencontrerons un cours d’éducation civique. Même si le contrat social est un essai pour légitimer une société humaine qui préserve la liberté de chacun, même si Rousseau cherche à assoir son pacte social sur des principes rationnels et justes du droit politique, il aborde cette réflexion sous une autre modalité : instituer par l’éducation en tout homme un comportement vertueux qui soit la colonne vertébrale de sa liberté afin qu’il puisse assumer en son nom propre le choix d’une association juste. La loi juridique n’est plus alors soutenue de l’extérieur par un système contraignant mais elle est accueillie comme l’émanation d’un être vertueux et devient la propriété même de l’être de chacun.
Le défi premier pour Rousseau est alors d’articuler trois formes d’éducation qui répondent à trois dispositions primitives caractérisant tout être humain. Le nœud du problème est, par suite, du côté de notre conception de l’éducation. Si, effectivement, notre nature humaine s’exprime à travers trois dispositions, la prise en compte séparément ou sans ordre de celles-ci ne peut que nous diviser en nous-mêmes. Or, sans unité intérieur, l’homme peut difficilement témoigner d’un comportement vertueux faisant alors du droit un moyen d’assouvir sa soif de pouvoir ou jouant de sa moralité personnelle contre l’ordre social établi, pouvant enfin encore s’isoler et vivre en ermite ; ce qui, pour Rousseau conduit à la mort : « Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de Nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres, et ce serait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y vivre. Car la première loi de la Nature est le soin de se conserver ». L’éducation de l’homme pour la vie sociale est appelée par la loi naturelle de la conservation de la vie.
Suivons donc la pensée de Rousseau pas à pas pour mieux saisir sa logique. Quels sont donc ces trois « maîtres » qui nous forment qu’il décrit aux toutes premières pages du livre premier de l’Emile ?
Le premier maitre est la nature elle-même. Cette éducation ne dépend pas de nous. Notre constitution naturelle, en effet, s’impose à nous et constitue un réceptacle de sensations multiples. Le deuxième maitre correspond à l’éducation par les choses. Celle-ci dépend en partie de nous puisque nous pouvons être placés dans un environnement que nous n’avons pas choisi ou, au contraire, être placés volontairement dans telle situation. Le troisième maître est l’homme lui-même, le précepteur en quelque sorte, qui est maître de son action éducative seulement dans une certaine mesure puisqu’il n’est pas garanti qu’il puisse réussir à contrôler tout ce qui pourrait influencer le devenir-homme des enfants dont il a la responsabilité éducative : « Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et dont nous avons besoin étant grands nous est donné par l’éducation. Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses ».
Notre hypothèse, qui n’est que la conséquence d’une lecture attentive des textes de Rousseau, est qu’il n’est pas du tout un fanatique déifiant la nature, déesse sacrée devant laquelle l’homme devrait s’incliner. Dans ce cas sa philosophie politique et éducative n’aurait guère d’intérêt car elle se réduirait uniquement à présenter une forme de déterminisme qui justifierait l’interprétation que certains ont pu faire de sa pensée : l’homme serait bon par nature et la société l’aurait corrompu. Si vraiment la bonté humaine ne résulte pas de l’éducation de l’homme mais qu’elle est inscrite en lui de toute éternité, pourquoi donc écrire un tel traité d’éducation ? L’Emile ne serait-il donc qu’une méthode pour effacer toute trace des artifices apportés par la culture afin que nous retrouvions le bon sauvage que nous serions ? Voltaire ne sous entendra pas autre chose quand il écrira à Rousseau, suite à sa lecture de son Second Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage ».
La pensée de Rousseau est beaucoup plus complexe et intéressante que cela. Il ne construit pas un système éducatif et politique qui viserait soit à faire résonner en nous la voix de la nature, soit à nier que nous sommes aussi des êtres naturels comme si nous devrions être homme qu’en luttant contre ce qui est naturel en nous. Il cherche, au contraire, à articuler, à unifier ce que nous sommes par nature et ce que nous sommes appelés à être par la médiation de la culture du fait de notre nature perfectible.
Tout trouve son origine dans un constat. D’un côté « nous naissons faibles, nous avons besoin de force ». De l’autre, « nous naissons dépourvu de tout ; nous avons besoin d’assistance ». Enfin « nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement ». De ce constat vient la nécessité d’éduquer l’homme, éducation qui provient, comme nous l’avons déjà vu de trois sources : de la nature ou des hommes ou des choses. Or, Rousseau écrit : « Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres ». Par conséquent la nature dont nous sommes pétris ne peut pas être l’élément déterminant de notre éducation. Plus encore les deux autres éducations doivent être dirigées sur notre nature pour la façonner. Parmi ces deux autres éducations, celle des hommes est la seule dont nous soyons réellement maîtres. Elle est donc celle qui va orienter tout le processus éducatif. Par conséquent nous comprenons mieux pour quelles raisons Rousseau entreprend-t-il de rédiger son traité d’éducation à l’usage de tous les éducateurs potentiels. Reste l’éducation par les choses ou par les situations dont Rousseau dit qu’elle dépend en partie de nous. De fait un enfant tout au long de son devenir peut être confronté à de multiples situations de vie qu’il n’aura pas choisies. Mais, il peut aussi se trouver mis en présence de situations imaginées par son précepteur dans le but de son éducation. En conséquence l’éducation par les choses ou par les situations va être le point de jonction entre l’éducation par la nature et l’éducation par les hommes. Nous n’avons pas inventé grand-chose en proposant aujourd’hui dans l’école du 21ème siècle de confronter les élèves à des situations complexes.
Reste une dernière question : quel est le but de cette conception de l’éducation ? Son but est de préserver la liberté de l’élève qui se trouve être engagée dans une situation complexe qui lui pose problème et qui va mobiliser tout ce qu’il est pour trouver une solution pertinente. Le précepteur va lui apporter les ressources qui lui manquent pour sortir du dilemme dans lequel il l’a placé. Cette préservation de la liberté est donc essentielle.
Mais, pour autant, la liberté naturelle ne vaut pas par elle-même. Sans éducation elle conduit l’homme à la mort. Si, par nature, l’homme ne peut que chercher à conserver sa vie, pour se faire il est naturellement dépendant des autres sans lesquels il ne peut pas vivre. Il est donc nécessaire de donner une forme associative à cette liberté naturelle sans laquelle l’homme perd ce qui fonde son humanité : sa liberté civile. Par suite, puisque la liberté est constitutive de la nature de l’homme et que, de par sa nature, l’homme ne peut vivre sans les autres, alors c’est la nature même de l’homme qui nécessite qu’il s’engage dans un contrat social reflet de sa vrai nature : « L’homme naturel est tout pour lui : il est l’unité numérique , l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout ».
La raison pour laquelle l’éducation est en son principe politique est qu’elle est le seul chemin pour que la liberté naturelle de l’homme prenne une forme qui, sans la dénaturer, la tourne vers la présence des autres, présence qui seule peut appeler en chacun, sans doute de l’hostilité, mais aussi de la bonté ou de la bienveillance. L’éducation de cette liberté naturelle commence dès l’école à condition que celle-ci préserve dans ses choix pédagogiques tout autant la liberté de l’enfant qu’elle lui permette de sentir battre, en son cœur, la communauté des hommes ; ce qui préfigure son devenir citoyen, moment de l’accomplissement de son humanisation : « Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule ; mais cette justice pour être admise entre nous doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet ».
Je laisse à Rousseau les mots de la conclusion : « Mais, que deviendra pour les autres un homme uniquement élevé pour lui ? Si, peut-être, le double objet qu’on se propose pouvait se réunir en un seul, en ôtant les contradictions de l’homme, on ôterait un grand obstacle à son bonheur ».
Bibliographie :
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Bachofen, B. (2002). La condition de la liberté, Rousseau, critique des raisons politiques, Paris : Payot et Rivages.
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