Quand la vulnérabilité devient une force
Pour le père Bernard Devert, fondateur de l’association Habitat et Humanisme qui loge des personnes précaires et favorise la mixité sociale, notre société gagnerait à mieux prendre en compte la fragilité.
Propos recueillis par Virginie LERAY
La fragilité tient une place fondatrice dans votre histoire ?
Père Bernard Devert : En effet, cela a commencé à l’adolescence, où, en raison d’une pathologie pulmonaire, j’ai suivi des cours à domicile, avec une enseignante en fauteuil roulant. Je me souviendrai toujours de l’énergie dont fit preuve ce professeur paralysé pour me faire progresser. Ensuite, jeune professionnel, il me fut donné de rencontrer une autre femme âgée, démunie, qu’une expulsion imminente avait conduite à faire une tentative de suicide. Elle a infléchi mon approche de l’urbanisme en me persuadant que le marché de l’immobilier devait porter une plus grande attention à la vulnérabilité. C’est de là qu’est né le mouvement Habitat et Humanisme qui s’attache à loger des personnes à faibles ressources, en créant des quartiers « équilibrés » qui favorisent la mixité sociale au cœur des villes.
Cette fragilité apparaît comme un moteur du changement… et du Réenchantement ?
Père Devert : Au-delà de sortir des personnes de la précarité, l’enjeu est de faire naître un dynamisme partagé qui participe à atténuer la fracture sociale. Il s’agit finalement moins d’aider les pauvres que de se laisser aider par eux. De même, le Réenchantement de l’École me semble devoir comporter une dimension sociale importante liée à un autre regard porté sur la fragilité.
Quelle place pour la fragilité dans un monde souvent brutal ?
Père Devert : Relier le concret de la vie à la recherche de ce qui est idéal, sans nécessairement l’atteindre, est signe d’une humanité qui ne se dédouane pas de sa responsabilité en matière de fraternité.
Pour le psychanalyste Jacques Lacan, le réel est ce à quoi on se cogne. En se cognant, on se fait mal, on a mal de voir ces situations inacceptables qui changent peu ou si difficilement. Pour les personnes en précarité, le réel n’est plus seulement ce à quoi on se cogne mais ce qui vient vous cogner ; il maltraite. Et sa violence est redoublée lorsque tant de victimes de la précarité et de la pauvreté sont montrées du doigt comme responsables, si ce n’est coupables de leur situation. Le drame naît de l’indifférence. Au contraire, les vulnérabilités partagées donnent à chacun des raisons de vivre autrement.
C’est ce qu’a prouvé Aylan, cet enfant syrien de trois ans, retrouvé mort, échoué sur une plage. Sa photo a réveillé les consciences. Comme celle de ce maire, farouche opposant à l’accueil de Syriens et d’Irakiens, qui, bouleversé, quitta une hostilité pour entrer dans une hospitalité créatrice d’un monde plus humain.
Fragilité peut alors rimer avec fraternité…
Père Devert : Nous sommes là au cœur des intuitions d’Habitat et Humanisme qui entend réconcilier l’économique et le social, l’humain et l’urbain. Il s’agit de construire, de loger… en étant habité par la question du sens : pour qui ? Pour quoi ? Comment mettre l’urbanisme au service du lien social ? Au-delà du logement, le mouvement s’investit aussi dans l’accompagnement et l’insertion et pour une économie plus solidaire où chacun trouve sa place.
Mais attention, le vivre-ensemble ne se limite pas à juxtaposer des personnes de conditions sociales différentes, ni même à les faire cohabiter. Il s’agit de rechercher la véritable rencontre, le « faire ensemble ». Stéphane Hessel et Edgar Morin, dans leur livre Le chemin de l’espérance, expliquent bien que, pour ne pas déserter cette espérance ou simplement la rêver, il convient de créer des maisons de la fraternité, c’est-à-dire des lieux qui favorisent les liens, où les espaces de rencontre ont été pensés dès la conception du projet.
C’est l’objectif de l’habitat partagé et intergénérationnel, qu’Habitat et Humanisme a été l’un des premiers à développer ?
Père Devert : En effet. Dans les résidences intergénérationnelles, on observe chaque jour combien des être très différents, issus de la jeunesse dorée ou aux parcours de vie cabossés, peuvent s’apporter mutuellement. Je pense à Éléonore cette étudiante lyonnaise qui s’éveille à la joie de servir en offrant du temps à Martine, ancienne SDF. Cette relation la fait naître à une relation nouvelle qui la conduit à exister autrement.
De même, nos « escales solidaires » proposent des tables d’hôtes ouvertes où riches et pauvres se rencontrent, échangent, font tomber les jugements et les stéréotypes. Ce mot « escale » a d’ailleurs le goût du voyage, de l’aventure qui se profile. Il renvoie au livre Terre des hommes de Saint-Exupéry. L’accueil, l’ouverture, c’est toujours un déplacement, un germe de transformation, des personnes et du monde.
Comment déployer cette volonté de transformation ?
Père Devert : Habitat et Humanisme fonctionne avec le concours appuyé de bénévoles (5250 pour 1600 salariés). Ils se déclarent fiers d’appartenir à une organisation qui bouge les lignes et dont la créativité des programmes impulse un « autrement » dans l’économie sociale. Leur fidélisation est liée à la prise de conscience que leur investissement responsable concourt aux transformations sociales. Nous avons aussi besoin des pouvoirs publics qui lorsqu’ils s’associent à nos projets sont davantage sensibilisés à la précarité.
Comment transmettre cet horizon à la jeunesse ?
Père Devert : Beaucoup de jeunes sont prêts à s’investir là où on leur fait confiance. Souvent, ils se montrent bien décidés à ne rien lâcher quand il est question de justice sociale.
Je postule que lorsqu’on dit à un jeune qu’on a besoin de lui, on n’est jamais déçu. D’ailleurs, les professeurs de collège et leurs élèves sont des ambassadeurs très efficaces d’Habitat et Humanisme depuis une vingtaine d’années que nous les associons à notre communication.
Les partenariats avec l’enseignement supérieur catholique où de futurs professionnels sont amenés à s’interroger sur l’utilité sociale de leur carrière à venir me semblent aussi très fructueux. De même, dans les Ecoles de la deuxième chance, l’enjeu est bien de faire renouer des jeunes avec la question du sens, de susciter leur enthousiasme de leur révéler à eux-mêmes leurs talents. Globalement, la jeunesse gagne à être éduquée dans la perspective de devenir meilleure. Cette injonction, loin d’être élitiste, sonne comme une invitation à bâtir un monde plus humain. Ne rejoint-elle pas l’attente de la jeunesse ?
La Catho de Lyon et l'Ecam, partenaires
Le site des anciennes prisons de Lyon accueille aujourd’hui un campus baptisé « La vie grande ouverte ». Tout un symbole ! En partenariat avec l’Université catholique de Lyon, Habitat et Humanisme y a bâti 140 logements où vivent une centaine d’étudiants et une trentaine de personnes malades, précaires et isolées. Selon les mots d’un étudiant, cet ensemble forme « une École de fraternité où pour devenir maître en humanité, il faut rester élève de la fragilité ».
Sur le même modèle, pour ses 120 ans, célébrés en 2020, l’école d’ingénieur ECAM envisage de s’associer avec Habitat et Humanisme, en concertation avec le diocèse de Lyon. Il est prévu d’ouvrir 47 logements sur le site de la Part-Dieu à de jeunes actifs : des étudiants, comme des jeunes s’inscrivant dans un parcours de la deuxième chance.
Un espace de co-working dédié aux nouveaux métiers de la digitalisation sera partagé entre les deux publics. Un parrainage sera également assuré par des chefs d’entreprise, des cadres, des dirigeants et des responsables des ressources humaines. « En intégrant cette dimension à son projet pédagogique, la grande école d’ingénieurs envoie un signal fort, tant à ses étudiants qu’à l’extérieur, explique le père Bernard Devert. Elle montre que la réussite professionnelle et personnelle se mesure aussi et surtout à l’aulne de ses retombées pour le bien commun. »