Réflexivité en vidéo

Indicateurs de réflexivité chez les enseignants débutants en enseignement : analyse d’extraits vidéo en auto-confrontation

Auteurs :
Anaïs Boyer- Thierry Exbrayat - Hélène Lanore-
Anne Marie Mariage – Pierre Pire Lechalard

ISFEC Auvergne

Introduction et cadre théorique

Suite à la mise en place de l’alternance, en 2014, dans le cadre du master MEEF (Métier de l’Enseignement, de l’Education et de la Formation), les lauréats des concours externes entrent dans un processus de formation à double entrée ; en établissement, 2 jours consécutifs par semaine, et en institut de formation, les trois autres jours. Les alternants sont évalués à travers l’analyse d’une courte vidéo issue de la classe, durant l’année 2016-2017.
Sur le modèle de l’alternance intégrative, différents programmes de formation ont été élaborés. Cette démarche entre « l’agi et l’observé », comme le nomme Franck Morandi (1999, p. 43), conduit l’équipe de formateurs à mettre en œuvre un certain nombre de dispositifs pour permettre à la formation d’entrer dans le métier, mais aussi au « métier d’entrer dans la formation » (Yves Clot, 2007, p. 83). Ces dispositifs permettent de réaliser une pratique régulière du doute et de l’analyse qui y correspond (Perrenoud, 2001), afin de réduire les écarts sur l’aller retour entre formation et établissement (Gaudin, Chalies, 2012). Le référentiel de compétences (arrêté du 1er juillet 2013) précise une compétence « S’engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel ». Un des items « Réfléchir sur sa pratique et réinvestir les résultats de sa réflexion dans son action» montre la capacité incontournable à être un praticien réflexif qui se prend pour objet de sa réflexion (Schön, 1983). Comme le soulignait Piaget (1977), dans son concept de pensée réflexive, le stagiaire doit connaître des occasions de formaliser sa propre manière d’agir, pour mettre à distance, objectiver et construire ainsi des savoirs utilisables dans d’autres situations similaires. Dans ce contexte, pour observer, analyser et se former, les activités réellement vécues dans la classe restent un milieu favorable (Postic, 1977; Putman et Borko, 2000, dans Gaudin et al, 2012, p. 116) et sont l’objet, cette année, de 2 dispositifs d’analyse de l’activité.
Les processus de réflexivité (Derobertmasure et al, 2015) seront évalués à deux reprises, par l’intermédiaire du tuteur ISFEC en tant qu’acteur du collectif d’accompagnants des étudiants de master 2 . Mesurer la capacité de réflexivité des enseignants novices se fait en deux temps : 1) dans un entretien post leçon, 2) lors des entretiens, basés sur des extraits vidéo « d’auto-confrontation » (Leblanc, Ria, Veyrunes, 2007, p. 4). Pour guider cet entretien, une grille de critères identique détermine les indicateurs qui opérationnalisent la réflexivité (Derobertmasure, 2015). L’extrait vidéo issu de la classe, sera complété par d’autres traces d’activité pour rendre compte du contexte le plus précis (Leblanc, Ria, Veyrunes, 2007). Les verbatims, traces de l’entretien vécu par le stagiaire, feront l’objet d’une double analyse de contenu outillée, pour mettre en exergue les processus de réflexivité et pour évaluer ce dispositif favorisant la professionnalisation. Afin de préparer à un événement à forte charge émotionnelle (Gaudin, 2014), des séances préliminaires ont permis des démarches de régulation, dans le respect d’une éthique (Perrenoud, 2001, p.6). Ce dispositif de vidéo formation a été construit et sera évalué à travers différents objets portant sur la réflexivité du novice allant de l’objet pragmatique (activité) à des objets éthiques (valeurs, missions) mais également sur le processus réflexif (Spark and Langer et al, 1990, Jorro, 2005) ainsi que sur les finalités (Van Manen, 1977, Spark and Langer et al, 1990). Ces objets ont été utilisés dans des études sur les opérationnalisations de la notion de réflexivité, à partir d’écrits individuels d’étudiants (Derobertmasure, Dehon, Demeuse, 2015). Deux méthodes seront retenues dans ce travail : l’analyse thématique et propositionnelle. D’une part, l’analyse thématique utilisera le logiciel « Nvivo » ; d’autre part, l’analyse propositionnelle utilisera le logiciel « Tropes ». A partir de la recherche énoncée plus haut, à laquelle sont empruntés les processus de réflexivité repérés dans des écrits de novices, l’analyse de sa propre vidéo invitera peut être l’étudiant, par les interactions possibles à l’oral, à enrichir ses propos et à s’exprimer. Cette étude tentera de modifier le dispositif d’analyse d’un extrait vidéo, en auto-confrontation ainsi que le dispositif général du plan de formation en favorisant une analyse réflexive chez le professeur stagiaire en alternance. Ces résultats devraient améliorer, également, les différents rôles des acteurs.

Méthodes de recherche

Pour répondre à cette étude, une démarche méthodologique en deux temps a été suivie. Tout d’abord, des professeurs stagiaires en alternance ont été filmés lors d’une séance de cours sur une activité pédagogique pendant environ 10 minutes. En fonction d’un focus choisi par l’étudiant, un extrait de 3 minutes a été transmis au tuteur ISFEC. Ensuite, les étudiants ont pu, lors d’un entretien et d’un temps de visionnages, auto-confronter leurs gestes professionnels. Cette auto-confrontation a été enregistrée sur bande vidéo afin de servir de matériel de base analytique pour les chercheurs. Au total, cinq auto-confrontations d’environ 30 minutes ont été retranscrites sous Word et ensuite traitées.
Dans le but d’analyser la réflexivité des professeurs stagiaires, le modèle de Derobertmasure et al. (2015), lui-même étant une synthèse des modèles de Schön (1994), Van Manen (1977) Jorro (2005) et Sparks et Langer (1990), a été retenu. Ce modèle intègre 13 formes de réflexivité : narrer, décrire, prendre conscience, pointer ses difficultés, légitimer selon une préférence, une tradition, évaluer, intentionnaliser, légitimer en fonction d’arguments contextuels, légitimer en fonction d’arguments pédagogiques ou éthiques, diagnostiquer sa pratique, proposer une ou des alternatives, explorer une ou des alternatives, théoriser.
Afin de répartir le contenu des discours dans chaque forme de réflexivité, une analyse de contenu assistée par le logiciel Nvivo 11 a été réalisée. Cela a consisté à considérer chacune des formes comme un thème de réflexivité, de lire le corpus (les cinq auto-confrontations) et de coder ce dernier en classant chaque fragment retenu dans un des 13 thèmes (processus de réflexivité). Par la suite, un traitement associatif des « processus » a été entrepris à des fins de regroupement, à partir du coefficient de Jacquard (mesure d’association). Le regroupement a pour objectif de faciliter l’interprétation.
Un second traitement a consisté en une analyse automatisée du discours à partir du logiciel Tropes d’analyse sémantique. Ce dernier permet selon Wolff et Visser (2005) l’analyse du style discursif utilisé lors de l’auto-confrontation et d’appréhender la position (actant, qui fait l’action ; acté, qui reçoit l’action) que pense occuper le stagiaire pendant son activité pédagogique

Résultats

Les premiers résultats présentent la thématisation obtenue à partir de Nvivo.
Indicateurs Présence Occurrences
Légitimité personnelle 5 17
Légitimité normative 3 6
Légitimité contextuelle 5 21
Légitimé pédagogique et éthique 4 22
Questionnement 5 13
Prise de conscience 5 42
Diagnostique – évaluation 5 90
Pointage des erreurs et difficultés 5 22
Intentionnalité 4 11
Narration – description 5 56
Théoriser 1 1
Alternative 5 38

L’inférence des processus de réflexivité réalisée à partir de la mesure d’association de Jacquard (le coefficient de Jacquard) regroupe ces processus selon leur potentielle ressemblance sémantique. Ceci aboutit à 5 facteurs :
La réflexivité qui consiste à théoriser est une dimension en soit. La légitimité pédagogique et éthique constitue la seconde dimension du modèle. Il est possible de retenir deux autres dimensions particulièrement importantes : (1) le processus d’analyse de sa pratique (évaluer et diagnostiquer sa pratique, légitimer selon une préférence, personnelle et contextuelle, proposer et explorer une alternative) et (2) tout ce qui se rapporte à la conscientisation de sa pratique en prenant du recul (prendre conscience, questionnement, pointer les erreurs, etc). Enfin, une dernière dimension, légitimité normative et intentionnalité (finalités prescrites) se dégage de la similarité d’encodage.
Dans l’ensemble le dispositif offre de bons résultats lorsqu’il s’agit pour le stagiaire de prendre conscience du processus d’analyse de sa pratique. Les autres processus sont assez peu abordés, en particulier la théorisation (1 seule occurrence). Ce qui signifie qu’ils ont des difficultés à construire des relations entre théorie et pratique. Par contre, les erreurs qu’ils perçoivent sont, selon eux, bien souvent le fait du contexte, indépendant de leur volonté, en référence au concept d'imputabilité externe (Ricoeur, 2007). Il s’agit, ici, d’une forme de justification.
La seconde analyse, réalisée sous Tropes, révèle la place centrale de l’élève ou l’enfant (111 occurrences), il est souvent vu comme passif dans le processus pédagogique. En effet, l’élève / l’enfant est dans 76% des cas en position d’acté. À l’inverse, l’enseignant se perçoit comme celui qui agit et centre son discours essentiellement sur lui (le « je » se trouve être le sujet dans 48% des cas). Ils envisagent assez difficilement l’enseignement comme un échange, une pratique collaborative entre l’enseignant et l’élève (9 % des cas).

Conclusion

Ce travail a permis de proposer un modèle de réflexivité à 5 facteurs processuels: théoriser, légitimer sa pratique pédagogique et son éthique, analyser, conscientiser, se donner des finalités prescrites.
Il a également montré que le dispositif étudié a l’avantage de faciliter, chez le stagiaire, la conscientisation et l’analyse de sa pratique. Néanmoins, s’ils abordent bien ces deux facteurs, ils sont plus discrets sur les trois autres, en particulier lorsqu’il s’agit pour eux d’éclairer leur pratique à la lumière de la théorie. Enfin, le stagiaire reste particulièrement égocentré et a bien des difficultés à inclure l’élève (la cible de son action) dans sa démarche pédagogique.
Au vu des résultats constatés, l’équipe formateurs/chercheurs a réfléchi au protocole du dispositif actuel d’analyse vidéo. L’ingénierie de la formation des professeurs stagiaires a donc subi différentes modifications :
Sur le dispositif d’analyse vidéo : le choix du focus est une variable ayant un impact sur la décentration de l’étudiant sur l’élève. Conjointement choisi avec les tuteurs, l’extrait choisi doit donner à voir un réel temps d’apprentissage dans lequel l’élève est au cœur de l’observation. Pour mettre en valeur la conscientisation de l’étudiant, à travers le repérage des réussites et difficultés mais par le questionnement également, le choix du focus et sa problématique associés seront déterminés lors d’un entretien avec les tuteurs. La question de l’évaluation a également été soulignée, la grille de critères s’appuie désormais sur les processus de réflexivité et les niveaux correspondants (Derobertmasure et al, 2015).
Sur le plan de formation général : Suite aux peu d’occurrences sur le facteur « théoriser », les concepts théoriques sont identifiés et traités par les étudiants dans différents dispositifs. Une logique de problématisation rappelant le facteur « conscientiser » guide les démarches en formation également.
Sur la formation des tuteurs, pour faciliter le facteur « analyser sa pratique », l’équipe de formateurs/chercheurs suivra des formations pour développer la posture de retrait nécessaire dans l’entretien d’explicitation (Vermesch, 1993) et ainsi favoriser la justification à travers le facteur « légitimer sa pratique pédagogique et éthique ».
Pour professionnaliser ces accompagnants, l’ISFEC mettra en place une analyse du travail des enseignants novices avec comme finalités : 1) conserver sa posture de formateur pour tendre vers une analyse du travail non pas en termes d’écart à une norme mais en termes de décisions prises. 2) aider les formateurs à identifier des logiques d’action.

Bibliographie :

Clot, Y. & Faïta, D. (2001). Genre et style en analyse du travail. Concepts et méthodes, Travailler, 6, 7-42.

Derobertmasure, A. & Dehon, M. (2009).Vers quelle évaluation de la réflexivité en contexte de formation initiale des enseignants ? Questions Vives Recherches en éducation, vol. 6 n°12, 28-44.

Derobertmasure, A., Dehon & M. Bocquillon, A. (2015). Entre légitimation et internationalisation de l’action : cadre d’analyse des traces de réflexivité en contexte de formation d’enseignants Mesure et évaluation en éducation, vol. 38 n° 3, 153-179.

Gaudin C. & Chaliès C. (2012). L’utilisation de la vidéo dans la formation professionnelle dans les enseignants novices. Revue française de pédagogie, 178, 115-130.

Jorro, A. (2009). La reconnaissance professionnelle en éducation : évaluer, valoriser, légitimer. Ottawa, Presses universitaires d’Ottawa.

Leblanc, S., Ria, L., & Veyrunes, P. (2013). Vidéo et analyse in situ des situations d'enseignement et de formation dans le programme du cours d'action. In Veillard L. & Tiberghien A. Instrumentation de la recherche en Education. Le cas du développement d'une base de vidéos de situation d'enseignement et d'apprentissage ViSA., Maison des Sciences de l'Homme, pp.63-94.

Ministère de l’Education Nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation. NOR : MENE1315928A, arrêté du 1-7-2013 - J.O. du 18-7-2013 MEN - DGESCO A3-3. En ligne, http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=73066.

Ministère de l’Education Nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Lauréats des concours de recrutement des maitres des établissements d'enseignement privés des premier et second degrés sous contrat. Modalités d'affectation et d'organisation de l'année de stage - année scolaire 2014-2015. Circulaire n° 2014-091 du 11-7-2014. En ligne, http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=81269

Perrenoud, P. (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Paris, ESF.

Piaget, J. (1977), Recherche sur l’abstraction réfléchissante. Paris, Presses Universitaires de France.

Schön, D. (1983). The Reflective Practitioner. New York: Basic Books.

Schön, D.A. (1994). Le praticien réflexif. A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. (Heyneman J .& Gagnon D., Trad.). Montréal : Les éditions Logiques.

Sparks-Langer, G. M., Simmons, J. M., Pasch, M., Colton, A., & Starko, A. (1990). Reflective pedagogical thinking: How can we promote it and measure it? Journal of Teacher Education, 41(5), 23-32.

Van Manen, M. (1977). Linking ways of knowing with ways of being practical. Curriculum Inquiry, 6, 205-228.

Vermersch, P. (1993) L’entretien d’explicitation, in Pratique de terrain et dimension professionnelle de la formation des maîtres. Actes de l’Université d’automne (Fréjus, octobre 1992), Les Dossiers, IUFM de Lyon, 3, pp. 49-58.

Wolff M. et Visser W. (2005), Méthodes et outils pour l'analyse des verbalisations : une contribution à l'analyse du modèle de l'interlocuteur dans la description d'itinéraires.@ctivités, 2(1). 

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