Justice, bienveillance et tact
Philosophe de l’éducation, Eirick Prairat a enseigné dix ans en IUFM. Professeur à l’Université de Lorraine depuis 2002, pédagogue passionné, il y a créé, il y a trois ans, le parcours « Éthique et pratiques de l’enseignement » destiné aux enseignants et personnels d’encadrement des établissements. Une porte d’entrée pour réenchanter l’École…
Vous avez publié plusieurs livres sur l’éthique enseignante et vous invitez à l’élaboration
d’une déontologie professionnelle.
Pourquoi jugez-vous essentiel que le corps professoral engage une réflexion sur la morale ?
Eirick Prairat : L’École pâtit – comme d’autres institutions – d’une forme de défiance car elle a de plus en plus de mal à tenir sa promesse d’emploi et d’ascension sociale. Cette défiance a pris un tour particulièrement aigu du côté des classes sociales les plus pauvres qui, en un siècle, ont inversé leur rapport à l’École : il est passé de l’espérance à son endroit, à la désillusion. Si l’enseignant est chahuté aujourd’hui, c’est parfois en tant que représentant d’une institution qui ne tient pas ses promesses et dont on n’attend finalement plus grand chose.
Avant, la grandeur des missions de l’École (transmettre la culture et former le citoyen) garantissait sa crédibilité. Aujourd’hui, elle doit sans cesse préciser la façon dont elle s’acquitte de ces tâches.
D’où l’importance pour les enseignants d’asseoir leurs pratiques sur une déontologie ?
E. P. : Se doter d’une déontologie – c’est-à-dire d’un ensemble de normes et recommandations auxquelles se soumet une profession pour mener à bien sa tâche – présente de nombreux avantages.
Une déontologie permet de renforcer l’identité d’une profession. Le corps professoral en a besoin car il est devenu pluriel, il repose de moins en moins sur un habitus partagé par l’ensemble d’une communauté. Or, plus un corps professionnel est pluriel, plus les règles doivent être explicitées.
Par ailleurs, une déontologie facilite l’action lorsque la situation est brouillée. Cette forme de sagesse collective permet à une éthique enseignante toujours fragile d’être plus constante car le professeur est confronté à un défi de taille : tenir, durer face aux élèves, rester fidèle à lui-même. Certes, pour conserver une forme de constance éthique, un professeur peut prendre appui sur le comportement respectable de la grande majorité de ses collègues mais il doit aussi pouvoir s’inscrire dans un cadre déontologique clair.
Enfin, l’élaboration d’une déontologie permettrait aux enseignants de réaffirmer le lien désormais distendu entre statut et compétences. Ils doivent en permanence faire leurs preuves. Fixer un certain nombre de comportements légitimement attendus, dire : « Voilà à quoi nous nous engageons », leur permettrait de renvoyer la question aux partenaires de l’École, notamment aux parents, et de leur demander : « Et vous, à quoi vous engagez-vous ? »
La tentation de faire porter à l’École tous les maux de la société serait moindre… Rappelons que, pour Hegel, l’École est en droit d’exiger que les enfants y viennent déjà éduqués.
Formuler ainsi l’exigence d’une déontologie, n’est-ce pas manifester que l’École est sur la défensive ?
E. P. : Il est vrai que la juridicisation (c’est-à-dire l’augmentation des normes) et une judiciarisation (c’est-à-dire le recours de plus en plus fréquent à la justice pour régler les conflits) touchent l’École comme le reste de la société. Une déontologie enseignante, qui définirait les compétences des enseignants en termes d’obligations de moyens – et non de résultats –, permettrait de distinguer clairement la notion d’échec – corolaire possible de toute action – de celle de faute et serait un rempart à cette judiciarisation. Plus les choses seront clairement posées, moins la tentation de recourir à la justice sera forte.
Les enseignants ne disposent-t-ils pas déjà d’une déontologie ?
E. P. : Si, mais elle reste fragmentaire, elle n’est pas assez explicitée. La question de l’éthique des enseignants n’est jamais abordée au cours de leur formation. On passe trop rapidement sur leurs droits et devoirs. On ne les invite jamais à mener une véritable réflexion sur ces questions.
Bien sûr, c’est la profession elle-même qui doit formuler cette déontologie. Elle doit être sobre, acceptable et acceptée par tous. Elle ne doit pas s’adresser à des surhommes. Il faudrait d’ailleurs en finir avec l’idée d’un professeur idéal. L’exemplarité n’est pas à chercher du côté de la perfection mais du côté de la fidélité à quelques grands principes. L’idée d’un professeur idéal empêche d’ailleurs de réfléchir sereinement à ce que pourraient être de bonnes pratiques d’enseignement.
L’idée de bonnes pratiques est contestée par certains…
E. P. : Oui, cette idée fait aujourd’hui polémique. Pour ma part, je pense qu’il existe de bonnes pratiques et des vertus qui permettent de les mettre en œuvre. La première de ces vertus est la justice ; la deuxième est la bienveillance, c’est-à-dire le souci de l’autre, de sa fragilité, de son bien-être. Elles font partie de l’équipement éthique du maître. La troisième et dernière, c’est le tact, c’est-à-dire le souci de la relation, de la façon dont on s’adresse à l’autre. En écrivant La morale du professeur, j’ai été frappé par l’importance accordée au tact dans les métiers de la santé et par son absence dans les discours sur l’éducation. Il ne s’agit pas d’être maniéré dans son rapport aux autres mais d’avoir la manière bonne, de savoir improviser en fonction de la situation et de la personne que l’on a en face de soi, de savoir comment dire des choses et en taire d’autres.
Ces bonnes pratiques, ces vertus pourraient-elles contribuer à un réenchantement de l’École
E. P. : Sans aucun doute, car elles permettraient d’atteindre trois objectifs fondamentaux de l’École.
Le premier, c’est l’efficacité. Pensons à ces jeunes (presque 6 %) souvent issus des milieux sociaux les plus modestes qui sortent de l’École chaque année sans diplôme. Dans la recherche d’efficacité, on oppose trop souvent pédagogie nouvelle et pédagogie traditionnelle. On aurait pourtant tout intérêt à relire Alain, Durkheim, Henri Marion… L’idée que partagent ces pédagogues dits traditionnels, et dont les écrits possèdent leur part de vérité, c’est que l’École est le lieu de l’exercice, de l’entraînement, de la conquête de soi, et que tout cela exige un effort. Pour être efficace, l’École doit renouer avec l’idée que, pour décrocher un diplôme, il faut être actif. C’est un geste important quand la tentation consiste à dire qu’il peut y avoir un apprentissage sans effort…
Le deuxième objectif, c’est la justice. Ce qu’il importe aujourd’hui, c’est de revitaliser le projet de l’École en revitalisant le projet d’égalité des chances. Il ne s’agit pas d’en appeler au mérite (le mérite est biaisé par les données familiales) mais d’en appeler à la justice. Aujourd’hui, le défi consiste à faire vivre la dialectique de l’égalité (attendre de tous les élèves qu’ils réussissent…) et de l’inégalité (… compte tenu du fait qu’ils n’ont pas tous les mêmes connaissances, les mêmes capacités, ne vivent pas dans le même environnement culturel). Les moyens mis en œuvre et l’accompagnement doivent prendre en compte ces différences. La justice, c’est resserrer l’écart entre le plus faible et le plus fort. Elle doit être au fondement même de l’acte d’enseigner.
Le troisième défi, l’hospitalité de l’École, est la condition des deux précédents. L’École doit accueillir tous les enfants et être capable de transformer l’obligation de venir en classe en invitation à apprendre.
Eirick Prairat,
Éduquer avec tact : vertu et compétence de l’enseignant,
ESF Sciences humaines, 2017 ;
et aussi
La morale du professeur, PUF, 2013 ;
De la déontologie enseignante, PUF, 2009.
Propos recueillis par Mireille Broussous